Mustapha Matoub est un très proche cousin de Lounès, un cousinage que trahit, du reste, un visage typiquement « matoubien », même si Mustapha arbore des traits plus fins que ceux du chanteur. Mais il est surtout un ami intime de Lounès, son alter ego même, eux qui formaient un sacré tandem. D'ailleurs, ils sont nés la même année : 1956. « Lounès est né en janvier et moi en février », dit Mustapha, ses outils d'électricien en bâtiment à la main. Au-delà des liens de sang et des combines du destin, les deux compères sont surtout liés par l'enfance. Ayant grandi ensemble dans les bras de Taourirt Moussa, ils ont forgé leur caractère côte à côte, dans la magnanimité du sort qui les a jetés sur les mêmes routes et les mêmes péripéties. Au titre de l'ensemble de ces (heureuses) coïncidences, Mustapha s'est retrouvé témoin de premier plan de la vie tumultueuse du poète impétueux. Il en fera les frais dès les premiers balbutiements de leur sulfureuse jeunesse. L'un des faits les plus pertinents que retient Mustapha, c'est, en l'occurrence, le jour où Lounès le poussa dans un ravin. C'était en 1961. Son corps frêle dégringola à flanc de colline avant de percuter un rocher. Le petit Mustapha sera évacué par des soldats tricolores à l'hôpital d'où courra la nouvelle qu'il avait laissé la vie dans ce triste jeu d'enfants. « On avait même préparé mon enterrement et le village entier plongea dans le deuil », s'esclaffe-t-il. Cela en guise de prologue pour dire que « Matoub n'avait pas que des qualités. C'était un fonceur, il aimait le danger et frayait continuellement avec la mort. Il aura vécu toute sa vie ainsi, en allant au devant de la mort. » Car Lounès était, oui… fasciné, façonné par le danger, lui qui brûlait sa vie par les deux bouts. Pas étonnant, dès lors, qu'il nous ait quitté de mort violente, lui qui était radical dans son engagement, radical dans ses haines et dans ses amours, radical dans sa passion de la liberté. Le troubadour du village Outre le « sale gosse » qu'il était, Mustapha garde de Lounès le souvenir d'un petit génie. Un élève certes guère commode, mais étonnamment précoce, d'une intelligence rare et d'une imagination hors normes. « Il était surtout passionné de bandes dessinées », se remémore Mustapha. Lounès dévorait les BD de Blek Le Rock, Zembla et autre Micky Le Ranger. Ce n'est donc pas un hasard si Ali Dilem compte parmi ses « frères d'art ». « Le plus drôle dans l'affaire, reprend Mustapha, c'est qu'il s'identifiait littéralement aux personnages de ces BD. S'il y était question de trappeurs, il se la ramenait avec un chapeau de trappeurs. S'il était question d'une tribu indienne nommée les va-nu-pieds, il marchait pendant des mois pieds nus. Tout ce qu'il lisait, il l'appliquait au pied de la lettre, et cela a nourri considérablement son imagination ». Malgré des dispositions intellectuelles prodigieuses, le petit Lounès abandonnera ses études avant le bac, officiellement pour protester contre « l'invasion égyptienne de l'enseignement ». Il faut dire qu'il s'était déjà fait une idée de l'avenir qu'il se voulait : celui d'un troubadour. « Il devait avoir dans les 8-9 ans, quand il s'est vu offrir en guise de jouet une guitare en plastique. Il montrait déjà de belles choses avec cet instrument de pacotille. Par la suite, il s'est confectionné une guitare à partir d'un bidon d'huile, un manche en bois et du fil de pêche », raconte Mustapha. « Il a formé un groupe avec les mioches du village. J'y figurais bien sûr. Nous battions la mesure avec nos mains pendant qu'il chantait. On faisait un peu le chœur. Nous n'avions pas d'instruments à l'époque ». D'un humour féroce mêlant ironie et provocation, Matoub baptise son groupe « Idjerboubène » (les bardes en haillons). « Et on sillonnait ainsi les fêtes de mariage, parfois on en improvisait. C'était la stratégie de Lounès pour se faire connaître », avoue Mustapha. « Quand il chantait dans un village, les gens affluaient de tous les villages voisins. Très vite, sa popularité monta en flèche, si bien que lorsqu'il a sorti sa première cassette en 1978, elle s'est envolée en 15 jours et a atteint le prix record de 1040 DA au marché noir ! » Le compagnon de route de l'artiste nous apprend que les années les plus prolifiques de Matoub furent celles de son service militaire. « Il avait passé son service national à Oran. Il désertait toutes les semaines, et chaque fois qu'il venait au village, il avait dans sa besace cinq à six chansons, voire dix chansons qu'il avait composées dans la semaine ». Ses premières influences étaient Slimane Azem et cheikh El Hasnaoui. « Mais il y avait aussi Dahmane El Harrachi qu'il admirait beaucoup pour son côté ‘‘redjla'' », souligne Mustapha. Un humaniste radical D'après le portrait esquissé par son ami d'enfance, Lounès était un jusqu'au-boutiste, « Quand il a une idée en tête, vous n'avez pas intérêt à essayer de l'en dissuader. C'était un gagneur, il aimait être le meilleur en tout. Même dans une banale partie de dominos, il faut que ce soit lui qui gagne. Si on se propose d'escalader un arbre, il faut qu'il monte plus haut que les autres. » Un acharnement qu'il paiera très cher. Il faut dire qu'il avait une âme de justicier. Il n'aimait pas la hogra et tenait les arrogants en horreur. Juba Laksi, le SG de la Fondation Matoub, rapporte cette anecdote que tous ses fans connaissent : « Un jour, Lounès a appris dans un café à Tizi Ouzou qu'un pauvre type, qui se préparait à se marier, allait être concurrencé par un de ses proches qui était de condition aisée. Ce dernier avait décidé de célébrer son mariage le même jour pour gâcher la fête de son cousin. Matoub en a eu vent et en a pris ombrage. Il a rameuté son orchestre et a proposé spontanément ses services au plus modeste des deux hommes. Dès qu'il a fait son entrée, l'autre a dû écourter sa réception : tous ses convives se sont rués vers l'autre fête pour écouter Matoub. »