Faut-il une nouvelle fois céder au rituel des célébrations ? Après Cervantès, mort en 1905, Jules Verne frappe à la porte de notre calendrier littéraire et nous invite à garder de lui l'image d'un écrivain pour enfants et adolescents amateurs de science-fiction. Il est admis aujourd'hui - fallait-il pour cela le recul du temps ? -, que l'audace de l'inventeur du « roman de la science » est moins importante qu'on a pu le penser. « La conquête de la lune » était un thème littéraire ancien et remis au goût du jour, le train pneumatique était une invention vieille de 20 ans, le sous-marin et l'hélicoptère existaient déjà à l'état de prototypes à l'époque où fut écrit 20 000 Lieues sous les mers. Pour expliquer le phénomène, Jules Verne, peut-être convient-il de convoquer le hasard et la chance, ce qui n'entame en rien les mérites d'une écriture que chacun appréciera librement. La chance de Jules Verne s'appelle d'abord Jules Hetzel, une sorte de monstre sacré de l'édition qui s'intéresse depuis longtemps à la littérature pour la jeunesse, et qui, avec le flair des grands capitaines industrieux, perçoit l'existence d'un marché aux potentialités formidables. L'heure est au scientisme, à l'intérêt que porte toute une génération au savoir. Les hommes de lettres sautent le pas, ils franchissent le seuil des laboratoires, ils jettent un œil sur une méthode qui leur était totalement étrangère jusque-là : l'observation et l'expérimentation qui impliquent l'objectivité du chercheur. Les écrivains réalistes naturalistes voudront être celui-là, celui qui observe, expérimente en se gardant de juger. La Cité des sciences qui se constitue au XIXe siècle instaure un partenariat inédit et formidable qui décloisonne deux domaines totalement étrangers, si l'on oublie la séquence particulière d'un Diderot encyclopédiste. Avant Zola et ses collègues réalistes, la littérature n'était que de la littérature, le temps d'une balade dans l'imagination. Avec eux, l'affaire se corse et devient sérieuse, au nom de la vérité qui déverrouille les sujets tabous et fait voler en éclats la morale. L'impensable arrive : la platitude ordinaire, les histoires « nulles », le livre blanc désiré par Flaubert. La littérature descend dans la rue et, sur les trottoirs du quotidien, sème ses belles lettres, perdant sa raison dans les assommoirs et son âme dans les profondeurs du corps. Le héros littéraire est assassiné froidement par des écrivains qui rêvent d'être des scientifiques, des observateurs, des expérimentateurs de l'espèce humaine. Et Jules Verne vint. Heureusement. La leçon de morale Contemporain de Zola et autres assassins de l'homme, Jules Verne ne pouvait pas échapper à ce goût pour les sciences qui caractérisent le XIXe siècle. Il est en relation suivi avec des savants qui s'appellent Faraday, Arago, Berthelot. Ses amis, Nadar, Landelle et Ponton d'Amécourt, sont des scientifiques qui lui inspirent un roman qui restera pendant longtemps à l'état de manuscrit, faute de trouver preneur auprès de quinze éditeurs. C'est le seizième, Jules Hetzel, qui humera dans ce qui deviendra Cinq semaines en ballon, le bon terreau sur lequel prendra et grandira son projet de lancement d'une littérature pour la jeunesse. L'éditeur fonde une revue dont le nom laisse rêveur, Magasin d'éducation et de récréation, et engage Jules Verne qui doit, rien que cela, « résumer toutes les connaissances amassées par la science moderne et refaire l'histoire de l'univers sous une forme attrayante et pittoresque ». Le magasin doit servir à stocker des connaissances pour les mettre à la disposition des jeunes Français de l'époque. Le projet est scientifique, mais l'éducation et la récréation destinées aux enfants et aux adolescents, obligent à la leçon de morale. A l'aise, Jules Verne se lance dans l'épopée du savoir, pénètre jusqu'au centre de la terre, plonge jusqu'à 20 000 Lieues sous les mers. En ballon, en sous- marin, l'aventurier du savoir assure à ses lecteurs des « voyages extraordinaires » qui font le tour d'un monde qui reste ordinaire, bourgeois, gravitant autour des vertus de l'effort et du courage, de l'idée de la suprématie de l'homme blanc dans l'échelle humaine, de la nécessité d'avoir des héritiers sains d'esprit et de mœurs. Extraordinaire ! l'homme survit ainsi au désastre réaliste dans un roman qui se veut scientifique lui aussi, mais en y ajoutant ce qui manquait à l'autre : la science-fiction. En ce XIXe siècle qui désespérait de l'homme, fallait-il décoller de la terre pour espérer trouver du réconfort, quelque part, du côté de la lune là-haut ou bien, tout en bas, dans les profondeurs de l'abîme ? Savoir et pouvoir Je n'entrerai pas dans la polémique qui oppose les admirateurs d'un Jules Verne visionnaire et les esprits sereins qui minimisent l'audace de ses « inventions ». Me plaît davantage l'idée que le didactisme obligé dans le Magasin d'éducation et de récréation, n'empêche pas les grandes interrogations nécessaires à l'éducation récréative, hier et aujourd'hui surtout, parce qu'on ne peut plus rien pour les morts. La planète se refroidira-t-elle après la disparition de ses sources d'énergie ? La terre finira-t-elle par exploser entre les mains d'un savant fou ? Questions d'actualité réadaptables dans le nouveau magasin bourré de gadgets à ne pas mettre entre toutes les mains. Jules Verne avait inventé un type nouveau de héros, l'ingénieur qui avait à sa disposition un nombre intéressant de chercheurs disciplinés jusqu'au mutisme, parce qu'ils savaient que leur chef savait ce qu'il faisait. La chefferie, version moderne, donne la primauté au politique qui gouverne grâce à une foultitude d'ingénieurs et de techniciens aphasiques et réduits à l'état d'ombre. Le savant fou potentiel de Jules Verne s'est dédoublé, se dotant d'une double puissance : savoir et pouvoir. Les prophéties littéraires se vérifient, réconciliant les moralistes et les « immoralistes » d'un XIXe siècle vivifiant et problématique, quelque peu désespéré à la manière de Aliocha Karamozov qui dit à son frère Ivan : « Peut-on vivre avec tant d'enfer au cœur et dans la tête ? » Didactique lui aussi, le père Dostoievski ne veut pas laisser la question de ses fils sans réponse. Il leur fait une proposition qui n'est pas inintéressante : « J'ai un projet : devenir fou. »