Ils ont quitté leur village dans la montagne, fuyant les massacres perpétrés par le Groupe islamique armé pendant les années 1990, et n'y sont jamais revenus. Après la douleur, voici venu le temps de la misère pour les milliers de victimes du terrorisme que l'Etat préfère oublier. Reportage à l'Ouest, dans les villages de Relizane, une des régions les plus meurtries. De charmants petits corps de ferme en pierre aux toits de tuiles rouges, des figuiers de Barbarie en fleurs, des mausolées de marabout turquoise… Sur la route nationale 90 qui serpente entre Oued Rhiou et Aïn Tarik, à plus d'une soixantaine de kilomètres à l'intérieur de la wilaya de Relizane (ouest), les villages que l'on croise ressemblent aux villages perdus des garrigues méditerranéennes. Mais ici, la vie a tout déserté. A l'exception d'un âne famélique indiquant la présence d'un fellah de passage, personne n'est venu se réinstaller dans ces hameaux maudits depuis les années 1990. La région de Relizane fut une de celles où les terroristes du Groupe islamique armé (GIA) furent les plus sanglants. Le 30 décembre 1998, premier jour de Ramadhan, plus de 400 personnes furent massacrées à Kherarba, Ouled Sahnine et Ouled Tayeb, à quelques kilomètres de Relizane. Plus de 1000 autres, dont des femmes et des enfants, ont sauvagement été assassinées quelques jours plus tard, le 4 janvier, près de Had Chekala. Un village cerné par les sombres monts des Ouarsenis où, en cet après-midi ensoleillé, quelques fillettes déambulent dans les ruelles étroites. « Pendant la décennie noire, on ne pouvait pas sortir après 16h !, raconte un vieux qui n'a jamais quitté le village. Maintenant, c'est vrai, on n'a plus de souci de sécurité, mais c'est tout le reste qui ne va pas… Regardez dans quel état est la route ! Nos maisons s'écroulent et il n'y a de travail pour personne. Tous ceux qui avaient un peu d'argent ont fui vers la ville, à Relizane, Mostaganem ou Oran. Les autres, ils restent coincés ici. » Ici, à ressasser les souvenirs. 3000 DA de filet social Depuis 1998, les rescapés des douars enclavés de Had Chekala vivent toujours à Boughaïden, juste à côté. Dans les mêmes 73 maisons construites à l'époque en 45 jours par les autorités pour répondre à l'urgence. Mais depuis, les familles se sont agrandies et personne n'est remonté dans la montagne.« Je me souviens de la nuit où je me suis enfui de Sidi Maâmar. Je courais vers l'oued et la forêt où j'ai passé la nuit, sans savoir où étaient les autres membres de ma famille. Quand je me retournais dans ma course, je voyais les terroristes égorger mes voisins qu'ils rattrapaient, raconte Redouane, la vingtaine, sportif, dans un survêtement aux couleurs de Manchester. Oui, je m'en souviens. Ce sont nos conditions de vie qui me rappellent sans cesse les massacres. » Son père, visage fin surmonté d'un turban, fixe le seul fils qui lui reste. Ses quatre autres enfants et sa femme n'ont pas eu la chance de pouvoir échapper aux islamistes. Il a perdu son bétail et ses arbres fruitiers ont été brûlés. Il a 58 ans mais en paraît 10 de plus. « On m'a coupé mes indemnités de victime. A la mairie, on me dit que je suis trop vieux pour travailler et trop jeune pour toucher la retraite. Alors je leur ai répondu : “Tuez-moi alors !'' » Son sort : croupir dans une maison où il est impossible de se déplacer sans bottes quand il pleut. Avec pour tout revenu, la pension du filet social, 3000 DA par mois. Près de Remka, autre lieu de massacres, Mohamed Zerrouki, 38 ans, s'en est un peu mieux sorti en trouvant un travail à l'APC. Lui a perdu son père, chauffeur pour la municipalité, tué dans un faux barrage. « Ma mère touchait 9000 DA de pension de la sécurité sociale et 14 000 DA d'indemnités de la wilaya. Quand elle a eu 60 ans, le versement des indemnités s'est arrêté et malgré les recours, son dossier a été rejeté. Mon frère, Abdelkader, 31 ans, ingénieur en physique des matériaux, est au chômage. » Rage de survivre En adhérant à l'Organisation nationale des familles victimes du terrorisme, dont il est délégué, Mohamed pensait faire bouger les choses. « Entre 9000 et 12 000 personnes vivaient à Remka avant la décennie noire. Après 1998, il n'y en avait plus que 4000. Au total, 33 douars ont été abandonnés. Certaines familles ont bénéficié d'aides pour entretenir leur bétail, mais ça n'a pas suffi. Expliquer à des fellahs comment la pension est calculée, qu'est-ce qu'un statut, à quoi correspond un capital global… tout ça, c'est très compliqué. » Mais Redouane de dénoncer : « Nos parents sont analphabètes et ne savent pas bien se défendre, mais nous, nous sommes allés à l'école et on n'a pas l'intention de se laisser faire. » Preuve de cette rage de survivre : le lycée de Ramka enregistre jusqu'à 64% de réussite au bac, classant la wilaya de Relizane parmi les meilleures du pays. « Pourtant, j'ai du mal à me concentrer sur mes études, reconnaît Redouane. Quand un enseignant me demande ce que fait mon père, je pense à la vie qu'on mène. Parfois, je sors au milieu du cours. Ou quand ma mère est malade, il m'arrive de sécher les cours pendant quinze jours pour faire des petits boulots qui permettent d'acheter les médicaments. » Sur la route, entre Aïn Tarik et Ammi Moussa, quelques baraques de tôle rudimentaires témoignent de l'exode rural. Elles abritent le bétail que les pasteurs ont pu amener avec eux en quittant les douars trop isolés et oubliés par le développement depuis 1962. Reconnaissance « Je disais à l'époque qu'un jour viendra où nous n'aurons même pas une appellation ! », ironise Slimane Mohamed, 49 ans, patriote. Ainsi en a décidé la charte pour la paix et la réconciliation nationale. Car le texte adopte l'amnistie pour les terroristes qui se rendent sans qu'ils n'aient à répondre de leurs actes. « Le problème, c'est qu'il a été décidé que les victimes du terrorisme touchent une indemnisation jusqu'à l'âge de la retraite au même titre que les familles des terroristes décédés, explique Yacine, journaliste spécialisé dans les questions des droits de l'homme. La “réconciliation'' efface la séparation entre victimes et bourreaux. Tout le monde, dans le même sac, devient victime de la “tragédie nationale''. On comprend pourquoi les victimes des terroristes ont du mal à accepter cela. Mais il faut bien comprendre qu'au-delà de l'argent, ils cherchent une reconnaissance de leur statut de victime. » Conséquence tragique de ce déni, les orphelins de Relizane, qui ont perdu leurs parents dans les massacres, hébergés dans un centre jusqu'à leurs 18 ans, se retrouvent aujourd'hui à la rue. Sans famille, sans argent, sans suivi psychologique. D'après El Houari Benamara, patriote de Jdiouia, à 40 km de Relizane, où plus de 100 familles ont été victimes d'attentats, la plupart se sont dirigés vers les villes de la région où ils tentent de vivre grâce à des petits boulots. « Je n'en connais qu'un à qui la wilaya a donné un logement et une aide pour son mariage. Les mairies ont essayé de donner un peu d'argent pour le retour dans leur village d'origine, mais ça n'a pas marché. » Un tableau qui rend Ahmed Boualem, président de l'Association des victimes du terrorisme de la wilaya de Mostaganem, particulièrement pessimiste. « 80% de ces enfants risquent de sombrer dans la délinquance si ce n'est déjà fait. Quand il reste la mère, en l'absence de revenus, elle ne peut faire face. J'en connais qui ont carrément quitté leur foyer. Les garçons se tournent vers la drogue, les jeunes filles ne se marient pas, relève-t-il. Ils doivent trouver seuls leurs repères, alors qu'ils ont besoin, plus que d'autres, d'un soutien lorsqu'ils passent un examen ou cherchent un travail. Les services sociaux auxquels s'adressent les familles les orientent vers l'association ! Mais ce n'est pas à nous de remplir ce rôle. C'est à l'Etat… » Comprendre Les chiffres L'Union européenne a estimé qu'un million de personnes avaient été déplacées par la violence, alors que, selon d'autres sources, ce chiffre atteindrait 1,5 million. Le gouvernement n'a pas contesté ces chiffres. Les faits Les ONG internationale relèvent que nul ne sait si ces personnes déplacées ont aujourd'hui trouvé des solutions durables. Le gouvernement a affirmé qu'il n'y a aujourd'hui plus de personnes déplacées, mais n'a fourni aucune information sur les retours ou les conditions de vie dans les régions d'origine. Il est probable que la plupart des personnes déplacées internes soient restées dans les villes vers lesquelles elles ont fui, et qu'elles se soient mêlées aux populations pauvres, l'accès aux moyens de subsistance dans les zones rurales étant resté très limité. Repères 1996 : Les premiers massacres de civils perpétrés fin 1996 déclenchent des déplacements massifs vers les villes. Pour certains, c'est l'insécurité conjuguée à la pauvreté dans les régions touchées par le conflit qui les ont poussés à fuir. 2000 : Le gouvernement lance le Plan national de développement agricole et rural destiné à encourager les personnes déplacées et les migrants à rentrer dans leurs villages respectifs en leur offrant une assistance financière directe. 2001 : Abdelaziz Bouteflika, avec l'aide de la Commission européenne de l'époque, réaffirme sa volonté d'améliorer les conditions socioéconomiques de la pacification du pays et du retour des populations déplacées. 500 millions de dollars sont dégagés pour environ 60 communes dans 6 préfectures de l'Ouarsenis, Mascara, Relizane et Chlef. Il est alors question du retour de 700 000 personnes. 2003 : Le programme de coopération avec la Commission européenne est résilié. Pour Algeria-Watch, « les autorités algériennes ne voulaient pas que des ONG autonomes – une des conditions de la Commission européenne - soient impliquées dans le projet. Les mesures préconisées étaient considérées, par ailleurs, comme des « atteintes à la souveraineté de l'Etat ». » 2004 : Abdelaziz Bouteflika déclare dans un discours d'avril 2004 que sur 1,5 million de personnes déplacées internes, 700 000 sont rentrées chez elles 2005 : Le gouvernement s'engage à bâtir quelque 475 000 nouvelles maisons entre 2005 et 2009. Ce programme sera maintes fois reporté, souvent du fait de contraintes administratives. 2007 : Le ministère de l'Intérieur rapporte au Comité des droits de l'homme des Nations unies qu'il ne reste plus dans le pays aucune personne déplacée interne, car toutes étaient rentrées chez elles. 2007 : Une grande partie des familles ayant fui leur village dans les années 1990 vivent toujours dans des bidonvilles et baraquements autour des villes. Adlène Meddi, Mélanie Matarese