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«Après son succès dans le contrôle du Covid-19, la Chine prétend diriger la gouvernance sanitaire mondiale» Frédéric Keck . Anthropologue et historien de la philosophie
Frédéric Keck, anthropologue et historien de la philosophie, directeur de recherches au CNRS, il dirige le Laboratoire d'anthropologie sociale EHESS-CNRS (fondé en 1960 par Claude Lévi-Strauss). Ses recherches portent sur l'anthropologie des transformations des relations entre les vivants (humain et animaux) dans le sillage des risques de crises sanitaires et alimentaires en rapport avec les virus émergents. Entre 2007 et 2009 il mènera une enquête de terrain à Hong Kong sur la gestion de la grippe aviaire, au cours de laquelle il s'intéresse aux dispositifs de surveillance et modalités de transformation politiques, géopolitiques et sociales qu'impulsent les maladies infectieuses émergentes. Il est l'auteur de nombreuses publications, dont Un monde grippé (Flammarion, 2010). A paraître prochainement Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d'oiseaux aux frontières de la Chine » (éditions Zones Sensibles)
-Le monde est paralysé par le Covid-19. Des populations assignées à résidence, des systèmes de santé mis à mal, une économie mondiale quasi à l'arrêt. Que nous donne à voir cette pandémie ? Encore plus en miroir avec les précédentes crises sanitaires (sida, grippe aviaire, grippe porcine, Ebola, etc.) ? Cette pandémie montre qu'un mode de consommation et de production fondé sur la délocalisation des industries pour baisser les coûts et sur l'accélération de la circulation des marchandises et des personnes n'est pas durable, car il s'expose régulièrement à des crises qui l'arrêtent de façon très coûteuse. La crise du SRAS avait lancé cet avertissement seulement à l'échelle de Hong Kong, dont l'économie avait failli entrer en banqueroute du fait de l'immobilisation de son activité pendant plusieurs mois. C'est pourquoi ce que j'appelle «les sentinelles des pandémies» ont inventé des dispositifs pour détecter les pathogènes, lorsqu'ils passent les frontières entre espèces ou entre territoires pour en limiter les dégâts, et surtout ils se sont engagés dans une réflexion sur un mode de consommation plus durable, notamment en privilégiant les circuits courts et en organisant de nombreuses activités en ligne. Nous n'avons pas entendu ce message en Europe, parce que la grippe porcine de 2009 n'a pas été très grave et nous avons reproché à nos gouvernements de sur-réagir. Mais nous sommes dans une situation comparable au sida qui a profondément recomposé les rapports amoureux et fait perdre une forme d'insouciance héritée des années 1960. De même nous devons perdre une forme d'arrogance dans la conquête de la nature qui vient de la révolution néolibérale des années 1980 qui a privilégié l'esprit d'entreprise individuel au détriment des solidarités collectives entre individus, entre territoires et entre espèces. -Vous précisiez lors de votre intervention sur France Culture, début février dernier, que «depuis 1997, la Chine est entrée dans l'ère des maladies infectieuses émergentes», pouvez-vous nous en dire plus au sujet de ces maladies émergentes ainsi que sur leurs incidences sur la mondialisation ? En 1997, la colonie britannique de Hong Kong a été rendue à la Chine après deux siècles pendant lesquels la colonisation était vécue par la Chine comme une humiliation. C'est l'année où le virus H5N1 est apparu, tuant 5000 volailles dans les marchés de Hong Kong et infectant 12 personnes, dont 8 sont mortes, soit un taux de létalité très élevé de 67%. Le nouveau gouvernement chinois de Hong Kong a tué 1,5 million de volailles en novembre 1997, ce qui a été perçu par la population à la fois comme un geste sanitaire efficace, puisque le virus H5N1 a disparu de Hong Kong pour plusieurs années, et comme un geste symbolique très violent, parce que les citoyens de Hong Kong étaient très attachés à leurs volailles. On savait depuis les années 1970 que des maladies infectieuses allaient émerger de ce qu'on appelle les réservoirs animaux, comme les oiseaux pour la grippe ou les chauve-souris pour Ebola. Mais c'est vraiment avec la grippe aviaire en 1997 et surtout avec le SRAS en 2003 que la Chine a pris au sérieux cette menace. -Pourquoi la Chine ? La dépendance de l'économie mondiale à la Chine renforce-t-elle ce rôle central ? La Chine a été accusée pendant longtemps de ne pas contrôler ces maladies infectieuses, alors que le reste du monde est de plus en plus dépendant d'un virus qui émerge de son territoire du fait de la délocalisation des chaînes de production industrielle. Mais après le SRAS, elle a investi dans la santé publique et aujourd'hui après son succès dans le contrôle du Covid-19 – mais à quel coût ?– elle prétend diriger la gouvernance sanitaire mondiale. -Quelle place occupe aujourd'hui la «biosécurité» dans la décision des politiques sanitaires ? Est-elle appelée à prendre une place plus importante dans les futures politiques publiques ? La biosécurité désigne depuis les années 1990 l'ensemble des mesures permettant de contrôler la circulation de matériel biologique entre les laboratoires, mais aussi entre les territoires (notamment par crainte des attentats bioterroristes et des espèces invasives). Elle a notamment été appliquée à la gestion de la grippe aviaire dans tous les lieux (fermes ou marchés de volailles, réserves d'oiseaux sauvages, laboratoires de virologie) où le risque de transmission du virus de grippe est important. Je ne suis pas sûr qu'on puisse appliquer les mêmes règles de biosécurité pour les chauve-souris et les pangolins, mais le gouvernement chinois va sans doute prendre de telles mesures. Le terme chinois pour «biosécurité» est «shenghuoanquan», la sécurité de la vie. -L'Union européenne est défaillante au niveau de la solidarité face au Covid-19. Sommes-nous dans un moment de rupture ? Un tournant pour le modèle de santé mondial ? Voire pour la gouvernance des pays ? L'OMS est gravement décrédibilisée par son soutien à la Chine, qui est aujourd'hui son principal bailleur de fonds. L'Europe révèle qu'elle ne s'est pas occupée des questions de défense et de santé, qui restent de la souveraineté de ses Etats membres. Il va falloir revoir les questions de santé à tous les niveaux de la gouvernance mondiale après cette crise. S'il est avéré que l'OMS a cautionné le mensonge de la Chine sur le nombre de morts dans la province de Wuhan, comme l'en accuse aujourd'hui le président des Etats-Unis, ce sera une atteinte au crédit moral gagné par cette institution lors de la crise du SRAS, où elle s'était opposée au silence du gouvernement chinois. -«Quand on a faim, c'est dur de rester chez soi», cette réalité est celle de la plus grande partie de la planète. Comment parvenir à conjuguer impératifs sanitaires et crise protéiforme dans un contexte pandémique ? Cette crise concerne essentiellement les grandes villes, où les individus doivent se confiner pour éviter de propager le Covid-19 en l'absence de traitements. Les campagnes conservent la plus grande partie de leurs activités, même si des problèmes vont se poser pour les récoltes qui impliquent des déplacements de main-d'œuvre. Pour l'instant, la sécurité alimentaire est garantie et il n'y a pas à craindre de phénomènes de pillage. Mais si la pandémie se prolonge, on peut redouter des phénomènes de ce type. -L'Afrique, un risque à part ? Un foyer à plus grands risques ? Aggravé par la fracture sanitaire que donne à voir encore plus cette pandémie ? L'Afrique a été dans une situation intéressante pendant les trois premiers mois de cette crise. Elle a regardé la Chine, puis l'Europe et les Etats-Unis s'enfoncer dans la pandémie et elle a pu se permettre de repousser les Chinois et les Européens hors du continent africain, les astreignant ainsi à des mesures qui sont imposées aux Africains depuis quarante ans du fait des maladies infectieuses et de l'émigration de masse. L'Afrique est aujourd'hui touchée par la maladie et on peut redouter ses effets sur des systèmes hospitaliers fragiles, même si on peut aussi espérer que le virus se diffuse moins facilement dans les climats chauds. Il faudra surtout faire attention en Afrique du Sud, où du fait du climat hivernal en juillet-août, le virus pourrait se répliquer et revenir en Europe à l'automne. C'est le scénario pandémique le plus à craindre. -Les temporalités de la recherche scientifique se voient totalement bousculées par l'urgence de la situation pandémique. A l'état actuel des recherches, la science est-elle en mesure de répondre à l'impératif de l'urgence sanitaires mondiales ? La recherche scientifique sur les coronavirus a fait un bond quantitatif et qualitatif avec cette crise, car on connaissait très peu cette famille de virus, et les équipes chinoises ont publié de très bons articles dans les revues scientifiques internationales. Il faudra voir comment les Etats financent la recherche sur les maladies émergentes, non seulement en virologie, épidémiologie, vaccinologie, mais aussi en écologie, sociologie, anthropologie, histoire, car nous devons comprendre tous les aspects de ces nouvelles épidémies pour mieux nous y préparer. -Quels horizons à l'ombre des virus émergents ? La maladie qui présente le plus de risque pour les pays européens est la dengue, qui arrive par le réchauffement climatique, et qui pose des problèmes de gestion très différents de ceux du SRAS-Cov2. Ces nouvelles épidémies obligent à beaucoup d'intelligence dans la connaissance des virus et le choix des meilleures stratégies pour les contenir. L'objectif n'est pas d'éradiquer les virus, car cela impliquerait de détruire la nature elle-même, mais d'apprendre à mieux vivre avec eux.
Interview réalisée par Assia Bakir – Universitaire – Paris 8