Toute société génère ses propres contradictions. Et l'émergence aux Etats-Unis de la musique free jazz (1960-1970) participe de cette logique que la théorie fonctionnaliste du sociologue Talcott Parsons ne reconnaît pas. Elle ne peut être séparée des révoltes et lutte noires pour les droits civiques jusque-là brimés par l'idéologie raciste des Blancs. C'est ce que démontrent Philippe Corles et Jean-Louis Comolli, spécialistes du jazz, dans leur livre Free Jazz Black Power (1). Ainsi, en 1960, le saxophoniste Ornette Coleman enregistre une œuvre intitulée Free Jazz. Elle suscite l'irritation des critiques, lesquelles y voient une transgression des normes régissant l'interprétation et la composition d'une œuvre de jazz. Pour Colmann et les autres jazzmen free, le jazz est inséparable de l'histoire des Afro-Américains. Histoire marquée par la déportation, l'esclavage, le racisme, entre autres vicissitudes déshumanisantes du temps. Tel qu'il est édulcoré par les Blancs, il nie le vécu de la population noire et ses aspirations. Les Noirs sont spoliés de cette musique, leur patrimoine, par les Blancs pour la défigurer et en faire un produit commercial et ludique. Le free jazz est lié à cette volonté de musiciens noirs de se réapproprier ce patrimoine tout en le rattachant au mouvement de leur communauté pour les droits civiques. Il est alors inséparable des aspirations sociales, politiques, culturelles et économiques des Afro-Américains et de leur vécu quotidien. « Je pense que la musique, en tant qu'expression du cœur humain ou de l'être humain lui-même, exprime ce qui se passe. Je pense qu'elle exprime tout - toute l'expérience humaine au moment précis où elle est en train de s'exprimer », disait le saxophoniste John William Coltrane (p. 194). La naissance du free jazz dans une période des plus effervescentes de la lutte des Noirs pour mettre fin à la ségrégation racile et arracher alors leurs droits. Durant les années 1964-1965, des émeutes éclatent dans des ghettos noirs, à watts, Harlem, Newark. Détroit et Cincinnati entre autres. En 1966, Stokley Cormichael, président de Student Noviolent Coordinatting Committee (SNCC), lance le slogan Black Power. Cette même année apparaît le Black Panther Party. De son côté, Malcolm X prône l'éducation politique des masses et la nécessité de les réconcilier avec l'histoire afro-américaine pour les affranchir de la culture aliénante des Blancs. Pour les jazzmen free, il est inutile de suivre l'enseignement académique pour jouer la musique afro-américaine. « J'ai certainement plus appris dans le ghetto noir de Boston qu'au conservatoire... Pourquoi faut-il passer tant d'années à apprendre les traditions musicales européennes, alors que pas un des profs ou des musiciens ne connaît quoi que ce soit de Harlem ou de la tradition négro-américaine ? Les critères employés sont particuliers à la leur musique, après tout ! Mais quelle pourrait être l'idée de la beauté pour Louis Armstrong ? Qui s'en soucie ? Et même si cela les intéressait, leur opinion ne m'intéresse plus, simplement parce qu'ils n'imaginent pas que nous puissions avoir nos critères » (p. 54), indique le pianiste Cecil Taylor. Les sons, à l'exemple des cris, bruits, grognements, grincements et claquements de doigts sont plus importants que les notes. L'instrument constitue le prolongement de la voix et du corps. La musique est improvisée dans l'immédiat. A leurs yeux aussi, le jazz joué jusque-là est lié à des considérations commerciales. D'où sa dimension de musique de spectacle instrumentale et distractive. Il est consacré définitivement produit de consommation de masse à partir des années 1920. Et les Noirs qui jouaient dans des orchestres blancs sont soumis à ces contraintes économiques. Auparavant, le jazz était joué dans les quartiers noirs et l'Amérique blanche et puritaine le lie à la débauche sexuelle. « Je pense qu'en Amérique, les Noirs font preuve d'un don particulier dès qu'il s'agit d'exprimer leur propre conviction, par l'intermédiaire de la musique. La plupart des Blancs ont plutôt tendance à considérer qu'il est indigne d'eux de montrer leurs souffrances, de montrer simplement tout ce qui touche aux sentiments et non à la technique... C'est pourquoi, à mon avis, l'homme noir a développé dans le domaine de la musique ce que l'homme blanc appelle jazz. Et je pense qu'à l'origine ce mot a été utilisé pour désigner une musique que l'homme blanc juge inférieure » (p. 194), constate Ornette Coleman. Les saxophonistes Archie Shepp, John Coltrane, Ornette Coleman, Ayler Albert, les pianistes Sun Ra Sonny Blondt, Few Robert, le guitariste Coryell Lary, l'organiste Young Larry dit Khalid Yasin et les batteurs Ali Rashied et Cyrille Andrew, entre autres, ont chacun à sa manière joué cette musique. D'où sa variété et sa diversité sans pour autant en faire un style ou une école. Ce qui fait du free un ensemble c'est le processus historique ayant abouti à sa création et la dimension sociopolitique, idéologique et culturelle qui le sous-tend. Né dans l'oppression et pour la combattre, il se situe en rupture avec le jazz antérieur et met ainsi en relief les déchirures et les dissensions multiformes qui caractérisent la société américaine. « Certains d'entre nous sont plus amers à propos de la tournure que prennent les événements. Nous ne sommes, en fait, qu'un prolongement de ce mouvement nationaliste noir Black Muslims Droits civiques qui se développe en Amérique », explique Archie Shepp. C'est à la base de la musique (p 357). (1) Ph. Carles/J. L. Camolli, Free Jazz Black Power. Ed. Champs libre 1972