Si le nom d'Idir est associé au tube A vava inouva, il ne l'est pas moins à Ssendu. Bien au-delà des publics kabyles, ce sont les Algériens et le monde dans son ensemble qui sont touchés par ces deux chansons dont le point commun est de donner à entendre ce que l'on appellerait aujourd'hui «le monde d'avant» : la première évoque à travers un conte la distribution des rôles dans la famille, la seconde s'attache à la figure de la mère dans la société qu'a connue Idir dans son enfance en Kabylie. Plus récemment Lettre à ma fille aborde la place de la jeune fille dans la société contemporaine. Au carrefour de plusieurs mondes (la société algérienne d'avant et d'après l'indépendance, l'immigré dans la société européenne), Idir comme homme et comme père est hanté par la place et le rôle des femmes dans la société traditionnelle et leur redéfinition dans la société contemporaine. Gardiennes de la mémoire Dans la première chanson A vava inouva, le conte met en scène une veillée dans la société kabyle d'autrefois avec deux personnages féminins : la grand-mère qui raconte les histoires, gardienne de la mémoire et la bru qui tisse, gardienne des savoir-faire traditionnels. L'interprétation vocale d'Idir fait de la mélodie un succès international, quand bien même une grande partie des auditeurs ne comprend pas les paroles ; pour les autres, elles évoquent l'image d'un monde en train de se transformer radicalement dans les années 1970 même si la structure essentielle de la société kabyle, la tadjmaat, est toujours là comme l'a montré plus récemment le remarquable documentaire d'Abderrahmane Krimat Tadjmaat. Avec Ssendu, c'est encore l'image de la société que le chanteur avait connue dans son enfance qui prévaut. Idir compose la musique, écrit le refrain, mais demande à Rachid Méziane «un texte relatif à la façon de battre le lait» (El Watan, 2 décembre 2016). Cette collaboration donne lieu à Ssendu. Le thème ne doit rien au hasard : c'est bien le souvenir du travail de sa mère et plus précisément des gestes qu'elle faisait en barattant le lait pour la fabrication du beurre, qu'Idir a en tête. Il le dit très explicitement dans une longue présentation, sorte d'istikhbar, lors d'un concert en 2010. Les gestes maternels sont accompagnés de «mots, de chants, de soupirs». Il semblait au musicien que sa mère s'adressait à son instrument, «la baratte», et c'est lui qui donne le rythme de la chanson, lent, obstiné, lancinant. Le chanteur restitue à travers ce rythme non seulement l'activité nourricière des femmes de jour en jour et de génération en génération mais aussi leur savoir-faire, la précision de leurs gestes, ce que dit très bien le texte : «J'ai baratté avec mesure et précision.» Au-delà de cette activité, les internautes qui illustrent le texte montrent les savoir-faire des femmes kabyles ou algériennes en matière de poteries, tissages, broderies. En filigrane de ces chansons, on retrouve la société que Camus a décrite dans Misère de la Kabylie (1939), pauvre matériellement, mais riche de ses traditions et savoir-faire, qui apparaissent dans ces chansons d'Idir : le rôle des femmes y est essentiel mais pas toujours reconnu dans les sociétés traditionnelles – à un moindre degré dans les sociétés modernes selon le chanteur-, ce qui les voue à une certaine solitude. Et maintenant? Idir comme père se pose les questions qu'ont dû affronter bon nombre de pères algériens dans la première moitié du XXe siècle. Alors qu'un certain nombre de colons s'opposaient à l'ouverture des écoles pour filles sous prétexte que cela en ferait des «déclassées» dans leur milieu, beaucoup d'Algériens ont vu dans l'accès à l'école pour leurs filles comme pour leurs garçons un moyen d'émancipation. Dans l'enquête menée en juin 1939 pour le journal Alger républicain, Camus écrit : «Je n'ai pas traversé un seul centre de la Kabylie sans que ses habitants ne me disent leur impatience d'avoir des écoles de filles.» A l'époque coloniale, c'était dans les trop rares écoles existantes que les talents des élèves-filles étaient reconnus. Aujourd'hui, les filles sont majoritaires dans l'enseignement supérieur : que manque-t-il alors? Dans Lettre à ma fille, Idir se met dans le rôle d'un père dont la fille est une excellente élève ; pour autant, les interdits, les convenances pèsent sur elle. Que peut faire le père pour accompagner davantage sa fille sur le chemin de l'émancipation ? «Tout le monde est fier de toi, tu as toujours été une bonne élève Mais a-t-on vu assez souvent un vrai sourire sur tes lèvres ? Tout ça je me le demande, mais jamais en face de toi. Tu sais ma fille chez nous, il y a des choses qu'on ne dit pas Et si on décidait que tous les bien-pensants se taisent ? Si pour un temps on oubliait ces convenances qui nous pèsent ? » En 2017, le film de Karim Moussaoui En attendant les hirondelles posait la question du conservatisme notamment en matière de bienséances. Le souci de l'émancipation exprimé par Idir dans un rôle de père est un combat féministe qui a été partagé par beaucoup d'hommes. Les femmes algériennes, de leur côté, ont surpris des féministes françaises en voyage en Algérie au début du XXe siècle par leur indépendance d'esprit. Des chansons rendant hommage aux femmes dans la société traditionnelle jusqu'à celles écrites pour les filles, c'est une sensibilité forgée à la croisée des mondes que nous livrent les belles musiques d'Idir.