Ainsi donc, plus d'un quart de siècle se sera écoulé avant que le général espagnol,Francisco Franco, au cours d'une conférence de presse, se décide à évoquer la mémoire d'un «certain poète», tombé en 1936 à Grenade, au tout début de la guerre civile. Les journalistes ont vite relevé que Franco n'avait même pas eu la décence de prononcer le nom de Federico Garcia Lorca (1898-1936), alors que celui-ci était déjà sur toutes les lèvres à travers le monde. On répète assez souvent que l'assassin revient toujours au lieu de son forfait. Cela n'a pas été le cas pour le dictateur espagnol, ni en ce qui concerne son pays, encore moins pour les crimes qu'il avait commis lors de la guerre du Rif marocain à la fin des années vingt. Lorca, ce poète et dramaturge merveilleux, était devenu gênant pour les phalangistes de Franco. Pourtant, il ne touchait pas aux choses de la politique, sinon par le prisme de la beauté. Marie-claire, sa biographe qui a vécu à ses côtés durant plusieurs années, s'associe à tant d'autres auteurs pour dire que Lorca était un poète dans l'âme, soit un enfant qui n'avait cessé d'écarquiller les yeux devant les splendeurs de ce monde, celles de son Andalousie natale en tête. Il se savait visé et il était allé se réfugier dans la propriété de ses parents aux environs de Grenade. Mais, les phalangistes le retrouvèrent, l'abattirent de sang froid et, dit-on, jetèrent son corps dans une fosse commune. Et depuis quand le bien a-t-il triomphé du mal, sinon dans le cœur de quelques hommes de bonne volonté, parce qu'enracinés dans tout ce qui est essentiellement humain ? Dans notre quartier d'Alger, au début des années cinquante, nous avions un voisin espagnol, Sanchez. Dans son petit jardin, cigarette Bastos aux lèvres, il maugréait en toute occasion: «El Godillot… El Godillot !» Et lorsqu'il était un peu éméché, il entonnait un couplet d'une vieille chanson de son patelin : «Madre, hay un niño en la puerta…» C'était un rescapé de la guerre civile espagnole. Avec sa famille, il s'était installé à Alger et avait ouvert, au quartier de Bab El Oued, un atelier de savates cousues-main. Qui était ce Godillot ? Mystère et boule de gomme pour l'enfant que j'étais alors. Ce n'est que plus tard que je sus qu'il ne disait pas «gaudillot» désignant une chaussure militaire, mais «El Caudillo», titre dont s'était affublé le dictateur Franco, soit «Le Guide» en espagnol, mot issu de «caïd» en arabe. Et qui était Federico Garcia Lorca ? C'est plus tard aussi que j'ai pu le découvrir, dans une traduction en langue arabe de sa poésie sous la plume de Khalifa Tlissi, ministre de la Culture de la Libye du temps de la monarchie. Le crime, fut-il politique, passionnel ou autre, eh bien, je n'ai pas eu besoin de l'étudier en classe ou ailleurs. Je l'ai vu évoluer chez nous, durant la guerre de Libération, et, hélas, depuis l'accession de mon pays à l'indépendance. Comme tant de mes compatriotes, j'ai appris sur le terrain que certains hommes pensent qu'il faut «épicer» la vie d'une drôle et sinistre manière! Mon ami Tahar Djaout (1953-1993),voulant par sa verve littéraire mettre fin à cette litanie d'un sang versé gratuitement, ne différait pas tellement de Lorca. Bien sûr, un sang de poète coulait dans ses veines, c'est-à-dire celui de l'innocence. Il n'avait pas pris la tangente en direction des crêtes de sa Kabylie maritime pour faire de la poésie et jouer à l'enfant qui «rêvait d'une ribambelle de choses !» Ce faisant, il était aussi, à l'image du grand dramaturge algérien, Abdelkader Alloula, qui disait à son épouse bienveillante lorsqu'elle l'exhortait à quitter le pays : «Et qu'est-ce que je dirai à mes compatriotes à mon retour, une fois la tourmente passée, hein ?» De même, il n'était pas éloigné de cet enfant de La Casbah, l'écrivain et médecin, El Hadi Flici, qui répétait, au moment-même où il chaloupait avec les siens dans le creux de la vague : «Où voulez-vous que la médecine s'exerce, sinon dans cette formidable matrice appelée Casbah ?» L'assassin est venu lui ôter la vie dans son propre cabinet médical, en plein cœur de sa chère Casbah ! «On peut, disait Yasser Arafat, baisser sa tête lorsque souffle la tempête, mais le mot fuir ne doit absolument pas figurer dans le dictionnaire de celui qui affectionne la liberté et la dignité !» Ainsi, Tahar, qui pouvait être accueilli dans plusieurs pays, était resté à Baïnem, à l'ouest d'Alger. Comme les phalangistes ne changent pas de peau, ni de vision maléfique, ils sont venus lui ravir la vie en ce 26 mai 1993. Ils n'étaient même pas barbus, peut-être même étaient-ils cravatés comme ceux qui, deux mois après, ont assassiné le grand intellectuel, Mohamed Boukhobza. Cette fois, la valse n'était pas viennoise, mais bien algérienne. Elle n'était pas ternaire, encore moins binaire, puisque la trajectoire de la balle qui avait fracassé le crâne de Tahar n'avait rien à voir avec le rythme en tant que tel. Le rythme, nous l'avons toujours su, est quelque chose de beau et d'exact. Mais avec Tahar, la secte assassine inaugurait une horrible valse qui vit par la suite plus de quatre-vingt dix journalistes algériens mourir par balles, couteaux et bombes. Le forfait, une fois commis, on a tant spéculé sur le compte de Tahar. Le jour de son enterrement, un officier de la police me demanda : monsieur Merzac, est-ce que vous faites partie du Comité de défense de l'Algérie ? Je suis certain d'une chose, lui répondis-je, c'est que je suis sur la liste des tueurs, de tous les phalangistes et de tous les godillots du monde, parce que j'aime ce qui est beau dans cette existence ! Le 31 juillet 1993, on est venu me cueillir, à mon tour, dans mon propre quartier, parmi mes amis d'enfance. Une vieille villageoise des crêtes de la Kabylie maritime, ayant vu ses deux enfants tomber devant elle en 1957, avait assuré à ses voisines que le croissant lunaire s'était renversé dans le ciel ! Cette image me revint souvent en songeant à la mère de Tahar Djaout. Je n'ai jamais pu m'empêcher de la retourner sous toutes ses facettes en me disant que cette dame, si durement éprouvée, a dû sûrement voir ce même croissant lunaire culbuter en son cœur. Je crois dur comme fer que durant des hivers, elle s'est s'interrogée sur ce doigt diabolique qui appuya sur la gâchette, à bout pourtant, pour exploser la tête de son cher enfant. Cette scène, j'en connais un bout, car je l'avais vue, à maintes reprises, déferler, image après image, sur le visage de ma défunte mère quand elle fixait son regard sur moi, priant pour ma survie. Finalement, les phalangistes, de quelque bord qu'ils soient, se ressemblent. Barbus, sans rien à voir avec les commandements et les enseignements de la religion, totalitaires, ou portant le képi, de droite comme de gauche, hitlériensou staliniens, sionistes ou pseudo-défenseurs des lieux saints ou autres, eh bien, ils sont de la même engeance. Que l'on ne s'ingénie surtout pas à leur trouver des circonstances atténuantes. Pour ne s'en tenir qu'aux poètes, Tarafa ibn El Abd, au VIe siècle, a été assassiné par un sultan jaloux de lui et Saint Pol Roux par les nazis. Pouchkine a trouvé la mort face à un fanfaron qui savait que sa victime n'était pas de taille à l'affronter. Mon ami, Youcef Sebti, a été égorgé chez lui, au cœur de l'Institut d'agronomie d'El Harrach. Maïakovski a été poussé par les staliniens de se suicider et tant d'autres qui officiaient au temple de la beauté et de l'exactitude en ce bas-monde. De Lorca, je garde l'image d'un papillon voletant au dessus des oliviers de sa Grenade bien aimée ainsi que ses trouvailles métaphoriques dignes de passer dans les lignes mélodiques d'un Mozart, d'un Emmanuel de Falla ou d'un Franz Schubert. Me revoilà à faire le vide dans mon être de tout ce qui touche au sang quand je relis ses poèmes. Quant à Tahar Djaout, j'ai réussi tout de même à graver en moi cette image de notre première rencontre sur la terrasse du Milk Bar au début des années soixante-dix. Il m'avait parlé alors de certains poètes de Kabylie à un moment où il s'apprêtait à décrocher sa licence de mathématiques. Je garde aussi son image au pied de l'ascenseur du ministère de la Communication en compagnie de notre regretté romancier, Rachid Mimouni. Je lui avais alors demandé de ne pas oublier de me rapporter, à notre prochaine rencontre, quelques recueils de poèmes de Paul Claudel. Par Merzac Bagtache