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Histoire. Autodafé des bibliothèques et occultation des archives algériennes
Publié dans El Watan le 14 - 08 - 2010

Les hommes du maréchal de Bourmont, qui foulèrent pour la première fois notre sol, n'ignoraient pas que nous avions derrière nous une brillante civilisation et que c'est sur cette terre d'Islam, où ils allaient bâtir bientôt des casernes et des prisons, que furent dressés autrefois quelques-uns des plus solides chefs-d'œuvre de l'esprit humain.
Par Rachid Benblal (*)
Aussi bien l'idée absurde de l'usurpateur fut-elle de travailler obstinément à l'abaissement de la culture algérienne. Il est à peine besoin de dire que toute l'histoire de la colonisation fut celle de la tentative désespérée de maintenir le peuple algérien dans l'ignorance de sa langue, de son histoire, en un mot de son glorieux passé. S'étonnera-t-on que, pour ce faire, tous les moyens, même les plus ignobles, aient été mis en œuvre tout au long du siècle ? Il faut ajouter que c'est ce même état d'esprit et ce même sentiment de haine et de mépris pour l'Algérie qui ont poussé les autorités françaises à emporter en France, en juillet 1962, les archives algériennes. Dès juillet 1830, les troupes françaises ont partout détruit par le feu les manuscrits et les ouvrages arabes sur lesquels ils avaient fait main basse dans les bibliothèques, les mosquées, les écoles et les propriétés privées algériennes. Ces destructions ont été innombrables et funestes dans certaines villes comme Tlemcen, Nédroma, Mascara, Médéa, Bougie et Constantine. Ces pillages et ces incendies, qui n'avaient même pas l'excuse de la guerre, tels ceux des bibliothèques de Constantine, constituent le crime le plus odieux qui ait été perpétré contre la civilisation. Vainement, soutiendrait-on à l'instar du juriste délié Francis Laloë que l'accusation de crime d'incendie volontaire des bibliothèques de Constantine, relevée contre les Français n'est pas fondée(1).
Indépendamment de nos traditions, les témoignages de ces destructions sont innombrables : des historiens étrangers et français ont affirmé ces faits dont ils ont eu connaissance. Dans L'histoire générale des Arabes, l'historien français Sedillot écrit : « Nous-mêmes, après la prise de Constantine en 1837, nous brûlions comme des vrais barbares les manuscrits trouvés dans la ville ».(2) Dans le guide de la ville d'Alexandrie, ancienne et moderne et du musée gréco-romain, l'Italien E. Brécia écrit : « De nos jours, les Français après s'être emparés de Constantine ont brûlé tous les livres et les manuscrits touchés entre leurs mains » (3). Cela se passait les 13,14 et 15 octobre 1837, au cours des assauts donnés sous les murs de Constantine par les troupes françaises sous le commandement du général Damremont, gouverneur général des possessions françaises dans le nord de l'Afrique. On a peine à imaginer que ces actes de barbarie aient été commis par des soldats obéissant aux instigations d'officiers supérieurs et même d'officiers généraux chez lesquels l'étude des lettres et des sciences occupait parfois le plus clair de leur temps ! Ce qui s'est passé à Constantine, à Tlemcen et ailleurs montre à l'évidence pourquoi tant de manuscrits et d'ouvrages d'une grande valeur artistique, littéraire ou scientifique, fort répandus autrefois, sont à présent introuvables. Au moment même où nos bibliothèques brûlaient, une imprimerie militaire fut mise sur pied pour publier non seulement les bulletins militaires, mais des feuilles destinées à des fins de propagande que des interprètes militaires se chargeaient de traduire en arabe. Le 25 juillet 1830, un bâtiment de guerre mouillait l'ancre dans la rade de Sidi Fredj.
A son bord, se trouvait une imprimerie pour le service de l'armée conquérante. On lit dans La conquête d'Alger de Mériel cela : « Dans une expédition où tout avait été prévu, où rien n'avait été oublié, une seule chose semble avoir été dédaignée, c'était une imprimerie pour le service de l'armée. J'en fis l'observation à M. de Bourmont, qui me parut regretter beaucoup de n'y avoir pas pensé à Paris. Il me témoigna le désir de réparer cet oubli et me donna l'ordre de partir pour Marseille afin de me procurer le matériel et le personnel nécessaires pour le service des bulletins militaires ». Il faut rappeler que le rôle de l'interprète militaire ne consistait pas seulement à traduire en français des textes arabes, mais à surveiller et à censurer tout ce qui se publiait en langue arabe, notamment dans le milieu religieux. Un baron de Slane ou un Morylinsku ont bien servi la colonisation et le christianisme. C'est l'imprimerie militaire qui donna naissance aux premières feuilles qui ont relaté l'expédition contre l'Algérie. C'est également l'imprimerie militaire qui publia les premières revues savantes, telles que la Revue africaine et les premiers bulletins dont notamment celui de la Société de géographie et d'archéologie de la province d'Oran créée le 27 mars 1878 par Trotobas, lieutenant de vaisseau en retraite. La société de géographie et d'archéologie de la province d'Oran dispensait des cours de géographie et instituait des conférences en toutes matières scientifiques, littéraires et artistiques.
Mais son rôle essentiel était, nul ne peut en douter, celui de toutes les sociétés savantes implantées en Algérie, à savoir de saper par une action progressive et habile la culture algérienne. Il y a quelques années, de nombreux articles avaient paru dans la presse étrangère sur la question des archives algériennes emmenées en France au lendemain de l'indépendance de notre pays et les arguments les plus divers avaient été alors soutenus sur le prétendu problème de droit que leur restitution soulèverait. Parmi tous ces articles, il y en avait un qui avait particulièrement attiré mon attention tant il se trouvait énoncer des assertions absolument contraires à la vérité historique et juridique : c'est celui de Bruno Delmas, professeur d'archivistique contemporaine à l'Ecole nationale de Chartes, paru dans le Monde du 13 novembre 1985 sous le titre « Les exigences de la recherche historique ». On lit textuellement dans cet article : « Pour fonder leurs revendications des archives de souveraineté française, les Algériens invoquent le principe de succession d'Etat. Mais pour qu'il y ait succession, il faut qu'il y ait mort : l'Etat français n'est pas mort en 1962, il y a, en fait, partition d'Etat. Le nouvel Etat algérien a hérité d'une fraction du territoire, de la population et de la souveraineté de la France sur ce territoire et sur cette population à partir du 1er juillet 1962. Mais il n'a pas hérité de la souveraineté française : celle-ci est indivisible, elle demeure entière (sic) » et Bruno Delmas, infère de son argumentation que « les archives de la souveraineté française en Algérie rapatriées à Aix-en-Provence sont indiscutablement la propriété de la France, de même que les archives de la gestion française en Algérie, restées sur place, sont indiscutablement la propriété de l'Algérie (sic) ». Ces réflexions m'inspirent deux remarques : 1°- En ce qui concerne la prétendue partition d'Etat. Le mot partition veut dire scission, partage. La partition d'Etats est donc le morcellement d'un pays en territoires distincts : chaque Etat se voyant confier une portion du territoire où il devra exercer sa souveraineté. Ce type de mutation territoriale qu'ont connu, au cours de l'histoire, certains pays tels que la Corée et l'Inde et même certains petits Etats comme le Canton suisse de Bâle, pour ne citer que ces exemples, n'a cependant absolument rien de commun avec la restauration des Etats d'Asie et d'Afrique par suite de la décolonisation. La France, fort éloignée de l'Algérie, n'a en aucune façon été scindée ni même atteinte dans ses frontières naturelles au moment où l'Algérie a recouvré son indépendance. L'Algérie, de par sa situation géographique, historique et religieuse ne pouvait absolument pas être incorporée à la France de Charles X comme furent réunis jadis le Poitou, l'Anjou ou le Roussillon au royaume de louis XI.
2° - En ce qui concerne la succession de l'Etat. Le mot de succession est pris ici par Bruno Delmas au sens civil. C'est ce qui explique la confusion faite par lui des règles de droit privé avec la théorie de la succession d'Etat de droit international public. Sans entrer dans le détail de ce que recouvre l'expression de « succession d'Etat », on peut retenir que c'est la substitution d'un Etat à un autre sur un territoire à la suite d'une annexion ou de la création d'un Etat. Dans le cas de l'Algérie, il ne s'agit pas d'une transmission de souveraineté d'un Etat décédé à un autre Etat vivant ou venant à peine de naître, mais bel et bien d'une restitution de souveraineté à la faveur d'une longue guerre de libération. L'application des règles de droit international relative à la succession de d'Etat fait obligation dans ces conditions à l'Etat français de restituer à l'Etat algérien ses compétences et ses droits, notamment les droits patrimoniaux du territoire reconquis. Les archives algériennes emmenées en France en juillet 1961 sont au point de vue juridique des meubles corporels faisant partie du domaine public de l'Etat algérien au même titre que les collections des musées et bibliothèques publiques. En droit international, rien ne saurait mettre obstacle à leur restitution à l'Algérie ; biens publics de l'Etat algérien, elles suivent nécessairement le destin juridique du territoire algérien.
(*) Avocat et historien
(1) - Revue Africaine n° 66, année 1925 pp. 95 à 107.
(2) - Revue Africaine n° 66, année 1925 p.10I.
(3) - Revue Africaine n° 66, année 1925 p. 96 note 1.


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