Est-il vrai que les hommes exceptionnels émergeraient de la même coulée ? Est-il vrai encore, et à titre d'exemple, que le cerveau du grand physicien, Albert Einstein, aurait accusé sur la balance quelques grammes de plus que celui du commun des mortels ? Une chose est bien certaine, à savoir que le génie créateur de ces hommes se consulte, intérieurement bien sûr, dans la fièvre et l'angoisse, c'est-à-dire qu'il fait son chemin à bas bruit et ne change jamais ses allures.Que sait-on, en l'occurrence, de la façon de faire de ceux qui ont apporté un plus à l'évolution de l'humanité dans les différentes branches du savoir ? Eh bien, rien de rien lorsqu'on s'y penche ! Toutes les compilations biographiques sont d'accord sur le fait qu'Ibn Sina (980-1038) avait fait la somme de tout le savoir de son temps. Ainsi, il fut philosophe de haute pointure, médecin de génie, mathématicien et, tenons-nous bien, politicien, c'est-à-dire ministre à plusieurs reprises en une période des plus dangereuses et des plus risquées dans les steppes et les montagnes escarpées de l'Asie centrale. De plus, on lui attribue plus de cent épîtres en médecine tout particulièrement et en philosophie. C'est pourquoi il est capital, dans son cas, de s'interroger sur ce touche-à-tout et, surtout, de nous demander : comment a-t-il pu mener toutes ces vies scientifiques et politiques parallèles avec autant de bonheur alors qu'il n'avait pas vécu plus de cinquante-sept ans ? Force est de reconnaître que l'exploit d'Ibn Sina est extraordinaire. Oui, il avait déjà fait la somme de tout le avoir médical, élaboré une théorie philosophique qui tient la route encore et même tenté de gérer les affaires politiques de quelques petites dynasties où il fut le plus proche conseiller et collaborateur des gouvernants ! Gabarit scientifique et politique à nul autre pareil, il a réussi, encore, à échapper à ses détracteurs et ennemis idéologiques qui le pourchassaient d'un bled à un autre dans les immenses steppes et les crêtes de l'Asie centrale ! Qui dit mieux ? Dans l'inventaire de ce qu'ils ont écrit sur son compte, ses biographes, pour ne s'en tenir qu'à certains d'entre eux, ponctuent son parcours de superlatifs qui, du reste, lui reviennent de droit. Toutefois, il est rare de les voir se pencher sur les détails de sa vie qui ont fait sa grandeur dans l'histoire de la médecine et de la philosophie. Personne ne dit à quel moment, du jour ou de la nuit, il allait se reposer, à quelle période, diurne ou nocturne, il étudiait et se mettait à consigner ses idées et ses observations médicales ou autres. Plutôt que de piocher dans les connaissances de son époque pour être au fait de son cheminement et de sa formation, eh bien, il faut, avant tout, quérir sa vérité et sa stature d'homme exceptionnel en lui-même. Non, Ibn Sina ne pointait pas tout près d'une source pour s'abreuver à sa guise, il était, à la fois, le contenu et le contenant. En cela, il ne différait pas des scientifiques de sa trempe. René Descartes (1596-1650) emprunte, à quelque différence près, un cheminement méthodologique caractérisé par une générosité intellectuelle exceptionnelle. On le voit, lui aussi, au tout début de sa carrière philosophique, trancher sur une question fondamentale de la condition de l'homme où qu'il se trouve. Ainsi, déclare-t-il dans le Discours de la méthode que le «bon sens est la chose du monde la mieux partagée». Cela équivaudrait à dire qu'il est possible à tout un chacun de réaliser, grâce à ses propres efforts, des miracles dans le monde du raisonnement. Toutefois, cette générosité, bien qu'elle fût à la base de toute la civilisation occidentale, reste en deçà des aspirations de l'humanité. En effet, les milliards d'êtres humains ne deviennent pas pour autant des génies créateurs. Descartes, à l'instar d'Ibn Sina et des guides de la pensée, demeure Descartes avant tout, c'est-à-dire la résultante de lui-même et non de l'école scolastique et de la philosophie d'Aristote. Le reste n'est qu'apparat et décor. Ce point de départ ou ce postulat en vertu duquel toute l'humanité est faite, à la base, d'hommes potentiellement exceptionnels, ne résiste pas aux aléas et aux contingences. La gageure est encore de taille lorsque l'on sait qu'aucun être humain ne se prive, du moins en aparté, de crier sur les toits son intelligence et de vanter ses facultés de compréhension. Le pandémonium dans lequel se débat l'humanité le prouve au fur et à mesure. Descartes a donc mis au point sa propre méthode, celle du doute comme voie essentielle et obligatoire vers la certitude. Ce doute, il l'a glané en lui. C'est pourquoi il y a lieu de dire que Descartes est Descartes avant d'être la résultante de la philosophie scolastique ou de l'aristotélisme. En cela, il n'est pas à l'image d'une hirondelle qui revient, chaque printemps, aux restes de son nid pour le rafistoler et le rendre habitable à sa progéniture. Cette hirondelle se construit un nouveau logis, à sa mesure et à même de résister aux aléas de la nouvelle saison. C'est cette manière d'agir qui a donné à Descartes un statut à part dans le monde moderne. Ce faisant, il est son propre client avant d'aller chercher sa clientèle ailleurs. Descartes procède à un changement radical, y compris au niveau stylistique. Sa langue est nouvelle, même si elle est truffée de tournures et de structures latines. Pour lui, les restes de la philosophie classique et scolastique laissent le terrain, petit à petit, à cette méthode qui lui est à part. Il prend l'image d'un chercheur d'or au fin fond de l'ouest américain qui ne cesse, au bord d'un cours d'eau, de tamiser sables et galets tout en étant certain de dégager quelque pépite, ou un semblant de limaille dorée. Sa foi en lui-même ne l'a pas démenti puisqu'il a fini par gagner son propre pari en puisant dans ses propres ressources en lui-même. Le hic est qu'il y a, chez les biographes (moins chez les Anglo-saxons d'entre eux), cette fâcheuse tendance à mettre en relief, et au premier abord, les aspects saillants de la vie de tel homme ou femme d'exception plutôt que d'y plonger beaucoup plus profondément, quitte à en remonter avec des éléments anecdotiques et des faits mineurs. C'est là, en fait, où il leur est possible de glaner des informations singulières et de première main à même de révéler et de mettre au jour le visage vrai de ces personnages d'exception, même s'il ne sont pas de même gabarit, et c'est ce qui fait, chez eux, cette polychromie alléchante à plus d'un titre. Mille ans après sa disparition, l'on continue à écrire que le grand poète-philosophe et philologue, El Maâri, avait quitté le littoral syrien en direction de Baghdad comme s'il se fut agi d'un voyage de villégiature où il devait, en toute quiétude, croiser le fer avec les grands poètes et philologues de son temps. Mais, on omet complètement le fait qu'il était aveugle ! Aucun biographe n'a fait allusion aux aléas de la route en plein désert sur une distance de plus de 1500 kilomètres ! Malheureusement, aucun, pas un d'entre eux, ne fait cas des dangers encourus durant la traversée, ni des misères qui lui furent faites par les Baghdadiens, gouvernants comme mécènes. Personne ne pipe mot sur cette force de caractère de ce poète exceptionnel. Où pouvait-il donc la puiser sinon en lui-même ? L'Egyptien Taha Hussein fait partie de ces hommes d'exception, ainsi que l'Argentin Jorge Luis Borges et tant d'autres dont la véritable identité intellectuelle nous échappe, ou qui nous est révélée que par bribes. Qui faut-il donc incriminer ? Devrons-nous nous contenter de ces superlatifs balancés dans les différentes biographies relatives à ces hommes d'exception ? Ne sommes-nous pas en droit de demander aux biographes de braquer leur regard en direction de la face cachée de la lune ou vers les sept dixièmes de tel iceberg ou autre ? Car, c'est dans l'anecdotique que l'on recherche le vrai. Finie l'histoire des monarques et peut-être même celle des peuples, les hommes d'exception ont bien le droit d'être mieux connus et reconnus ! Par Merzac Bagtache