Tout porte à croire que l'on terminera 2020 avec un nombre de festivals tenus égal à zéro. Un bilan sans précédent dans l'histoire de l'Algérie qui a misé au début des années 2000 sur l'irrigation du territoire national par une activité festivalière riche et variée, avec le double objectif culturel et économique. Mais la Covid-19 a fait mieux que la crise économique, mieux que le terrorisme. Le festival de théâtre professionnel d'Alger, Dimajazz, Timgad, ou encore le Festival de cinéma arabe d'Oran et beaucoup d'autres, sont annulés ou suspendus jusqu'à extinction du risque épidémique, et en tout cas oubliés par les pouvoirs publics. Même durant la décennie 1990, on arrivait à maintenir un SMIG d'activités. Sur le plan des pertes culturelles, l'année blanche aura des répercussions sinistres. Elles ne se mesureront pas seulement à l'aune de la frustration du public. Les plus sensés savent combien coûtent l'ignorance et le vide culturel. Et sur le plan économique, le bilan dramatique pour les artistes et les acteurs qui se nourrissent de cette activité reste à établir, même si nous savons que chez nous, l'économie des festivals n'existe pas, pas plus qu'une économie de la culture. Le record de 180 festivals franchi du temps de Khalida Toumi a été une prouesse quantitative, mais la démarche de la ministre n'a pas eu le temps ni les conditions, hélas, pour se transformer en un acquis qualitatif. Et au lieu d'assainir la situation, corriger les erreurs et passer à une version plus performante et plus ambitieuse des festivals, le ministre de la Culture suivant, Azeddine Mihoubi, a préféré sacrifier ces festivals sous prétexte de crise économique, et en a «liquidé» 80% dans une boucherie que seul le personnel bouteflikien savait en faire et sans aucun état d'âme. En 2019, il n'en restait que 30 rendez-vous rachitiques, témoins d'une régression malheureuse et de la dépendance totale du fait culturel à l'égard des desiderata politiques. L'après-coronavirus C'est aussi la pandémie de la Covid-19 qui nous donne aujourd'hui la mesure de l'apport des festivals aux économies des Etats et des collectivités surtout. En France, dont le modèle est éprouvé, la facture de l'annulation des festivals a l'effet d'un séisme dans l'économie des régions. Les chiffres de cette économie sont édifiants : pas moins de 2460 festivals musicaux ont été annulés entre avril et août 2020 en raison du coronavirus, rapporte Le Figaro dans une édition récente. Et selon le réseau France Festivals, la note est très salée : jusqu'à 5,8 milliards d'euros de pertes affectant les économies des collectivités locales et des commerçants et menaçant des dizaines de milliers d'emplois dans le secteur culturel. La crise 2020 en Europe pourrait fournir des enseignements et des pistes à l'ensemble des acteurs institutionnels et professionnels en Algérie. L'industrie culturelle (pas celle démagogique de Mihoubi) est une ressource économique considérable et un facteur de développement et de transformation sociale non négligeable. Les rendez-vous français sont autant de cas d'études. En 2019, le Hellfest organisé dans la petite commune de Clisson (7500 habitants) a accueilli 180 000 festivaliers de 70 nationalités sur trois jours, avance Le Parisien. Ce rendez-vous planétaire des «métaleux» s'est imposé comme une locomotive économique de la Loire, générant cette année un chiffre d'affaires de 28 millions d'euros, au grand bonheur des habitants, impliqués tous «d'une manière ou d'une autre». En France toujours, les 100 manifestations les plus courues, rapporte le même journal, ont accueilli à elles seules plus de 7,5 millions de festivaliers en 2019. Et un Français sur huit participerait chaque année à un tel rassemblement. Un gisement très précieux. Quelles seraient les conséquences d'une année festivalière blanche en Algérie ? Mais d'abord, y a-t-il une volonté, un besoin de savoir ? Il est fort à craindre que non, et en tout cas, nous manquons d'outils et de compétences nécessaires pour mesurer l'étendue des pertes. La relance de la culture passe par sa reconsidération paradigmatique comme un filon économique et un atout structurant. Ensuite, le pragmatisme impose de confier à la puissante locomotive des festivals la mission de tirer vers le haut la culture en Algérie et d'ouvrir les possibilités d'une industrie culturelle. L'expérience du festival Sziget de Budapest est riche d'enseignements pour nous. Verra-t-on cette voie s'ouvrir chez nous dans l'après-Coronavirus ?