De nombreux patrons ont réagi négativement à l'annonce d'un transfert du paiement des allocations familiales du Trésor public vers les entreprises, une affaire qu'ils pensaient close. Leurs représentants qui ont dit oui « trop vite » à Ahmed Ouyahia sont dans l'embarras. Ce n'est pas le cas de Omar Ramdane, président du Forum des chefs d'entreprise, qui contre-attaque pour son organisation, avec une perceptible préférence pour la cible Ouyahia. Mais que s'est-il donc passé dans la nuit du 3 au 4 mars dernier au Palais du gouvernement lorsque les représentants du patronat ont accepté de payer dans l'avenir les allocations familiales en lieu et place du Trésor public ? M. Omar Ramdane, le président du Forum des chefs d'entreprise (FCE), le ton désabusé, en parle comme d'un mauvais film avec de mauvais acteurs. Les représentants du patronat sont passés en travers en disant aussi facilement oui à une proposition « inattendue » de M. Ahmed Ouyahia, le chef du gouvernement. « Ou alors il faudrait voir combien ils emploient de personnes ? Chez moi, à Modern Ceramics, j'ai plus de 500 travailleurs. L'incidence financière d'une telle mesure est considérable. » Le FCE, qui aime à rappeler qu'il n'est pas un syndicat patronal et qu'il compte parmi ses adhérents des entreprises publiques, s'est fondu d'un communiqué en fin de semaine dernière pour dire toute sa « surprise » et affirmer, en épilogue à un chapelet de conséquences handicapantes d'une telle mesure, que « rien dans la situation actuelle ne la justifie ». Le calcul est vite fait. En bon chef d'entreprise, M. Omar Ramdane le décline pour nous : « Si j'ai un employé, père de quatre enfants, payé à 10 000 DA, je devrai lui verser des prestations de 2400 DA à raison de 600 DA par enfant. C'est-à-dire 25% de charges supplémentaires. Or, nous sommes déjà à 25% de charges patronales. » Certes, c'est là un scénario amplifié, mais pas irréaliste de ce que peut donner le passage du paiement des prestations d'allocations familiales par les entreprises. « D'ailleurs, a-t-on vraiment réfléchi à la praticabilité de cette mesure ? Ce qui est encore plus triste, c'est que l'UGTA aussi soit d'accord. On sait très bien que la meilleure garantie pour les travailleurs, c'est que les allocations familiales soient payées par le Trésor public. Le travail au noir est déjà si important. Cette charge supplémentaire va pousser encore plus les employeurs à ne pas déclarer leurs employés, en particulier ceux qui ont des enfants. Les contrats à durée déterminée vont augmenter. » Il est bon de rappeler ici, et le président du FCE ne manque pas de le faire, que c'est un parti défenseur des intérêts des travailleurs - en l'occurrence le Parti des travailleurs (PT) - qui a introduit l'amendement de l'article 34 de la loi de finances complémentaire du 19 juillet 2001 par lequel a été abrogée la disposition de la loi de finances 1999. En effet, le dernier projet de loi de finances du gouvernement Ouyahia, avant son départ fin 1998, organise le transfert progressif - en quatre années - du paiement des allocations familiales du Trésor public vers les entreprises. Tout se passerait donc un peu comme si cette mesure de délestage des prestations des allocations familiales par l'Etat est une idée fixe du chef du gouvernement, revenu à la charge en « hors saison », puisque sa proposition n'a pas été intégrée, l'automne dernier, dans le projet de loi de finances 2005. L'argumentation du côté du Palais du gouvernement filtre dans sa communication officieuse : « Les employeurs bénéficient depuis plusieurs années de mesures d'allégement de leurs charges. Il est temps qu'ils se conforment à ce qui est la pratique universelle en matière de prestations d'allocations familiales. » Le FCE fera « une proposition concrète » M. Omar Ramdane conduit la contre-attaque pour tous les employeurs en rejetant les deux affirmations : non, les allégements ne sont pas ceux que l'on prétend ; non le modèle universel des allocations familiales n'est pas à la charge de l'entreprise. Et d'abord les allégements : « C'est vrai que les charges patronales étaient de 56%, il y a quelques années, mais affirmer qu'aujourd'hui les entreprises sont moins prélevées en Algérie qu'au Maroc et en Tunisie, cela est faux. Nous avons demandé qu'on nous enlève la double imposition des revenus du capital. L'impôt sur le bénéfice des sociétés (IBS) a baissé de 35% à 30%, mais les actionnaires payent un second impôt sur le revenu lorsqu'ils partagent les bénéfices. En Tunisie et au Maroc, l'IBS est de 35% et 34% certes, mais il est libératoire. En Algérie, ce n'est pas le cas. On paye 30% au titre de l'entreprise, puis encore 15% au titre du revenu de l'actionnaire. » Ensuite le modèle universel de paiement des prestations des allocations familiales : « Il n'existe pas. Il y a une variété de systèmes selon les pays. D'ailleurs, dans de nombreux pays, c'est le Trésor public qui assure le paiement des allocations familiales. C'est le cas en France, en Allemagne, en Norvège par exemple. En Belgique, il existe quatre régimes différents d'allocations familiales. En Espagne, elles sont assurées par la défiscalisation des salaires des bénéficiaires. Au Maroc, c'est un fonds qui assure les prestations. Elles sont en partie assurées par des prestations, notamment de santé gratuite. En Tunisie, ce sont les employeurs qui assurent le paiement. » La tradition en Algérie penche pour le paiement par le Trésor public. D'autant que les montants, s'ils sont suffisamment lourds pour peser sur la compétitivité des entreprises - en particulier celles du secteur public qui emploient un personnel à la moyenne d'âge plus élevée -, ne représentent pas une ruine pour l'Etat. Par exemple, la CNAS de Constantine a versé en 2004 86 milliards de centimes à 599 000 foyers au profit de 1 521 222 enfants. Le président du FCE annonce donc que son organisation va faire une « proposition concrète » au gouvernement afin d'imaginer un système qui assure l'universalité des allocations familiales en tant qu'elles sont d'abord « un droit de l'enfant, indépendant du statut professionnel des parents ». Car « il faut admettre que le système actuel exclut des enfants de ce droit dès que le statut de leurs parents change ». Cette tendance ne peut que s'aggraver avec le transfert du paiement aux entreprises : « Ce sera une injustice pour les parents de nombreux enfants. L'incitation à les licencier ou à ne pas les recruter sera plus forte. Dans cette proposition qui se dessine, l'entreprise peut envisager de prendre sa part de contribution en échange de quelques allégements. » L'essentiel de « la mission de solidarité doit revenir, comme partout dans le monde, à l'Etat », selon notre interlocuteur. Le FCE avait pris sur lui de faire profil bas depuis son soutien controversé à la candidature de M. Abdelaziz Bouteflika à la présidentielle d'avril 2004. Le rebondissement du dossier allocations familiales l'oblige à monter au créneau, car l'enjeu est immédiat et cinglant. Il a en outre provoqué un agacement manifeste de son président « au moment où l'entreprise algérienne aborde les grands problèmes de l'insertion dans l'espace de libre-échange euroméditerranéen ». Cette « polémique » dénote surtout un climat relationnel lourd entre les entreprises - notamment privées - et l'Exécutif. L'atmosphère générale est au retour à un contrôle total du politique sur l'économique « comme dans les années 1970 », et les mesures se prennent sans véritable consultation comme c'est le cas dans cette affaire des allocations familiales. « En réalité, la mue ne s'est pas opérée, déplore M. Omar Ramdane, on continue - à la tête du gouvernement - à nous voir comme des gens qui vont s'en mettre plein les poches pas comme des créateurs d'emplois, de richesses et d'activités. » La tendance dépeinte ainsi par le président du FCE n'est-elle pas alimentée par l'hypercentralisme politique du président Bouteflika, qui veut contrôler tous les dossiers économiques ? « En tout cas, sur la proposition de transfert du paiement des allocations familiales, nous savons qu'il s'est personnellement opposé à ce qu'elle figure dans le projet de loi de finances pour 2005. » Une autre manière de suggérer que M. Ahmed Ouyahia n'en fait qu'à sa tête.