Mourad n'est pas né avec des yeux bleus. Cependant, à force de scruter l'horizon bleu, brouillé par une épaisse brume, où le bateau sur lequel s'est embarqué son père s'est évanoui, ses yeux commencent peu à peu à perdre leur couleur d'amande pour s'envelopper à la fin de cette buée de larmes reflétant le bleu de l'azur . Le père part braver la mer déchainée.Mourad ne dort pas. Le tumulte des flots le tiendra éveillé. Dès le matin, il s'installe à l'orée de la forêt, tout près de la fontaine fraîche et fixe son regard sur la forêt rendue opaque par le brouillard jusqu'à ce que le soleil atteigne le zénith par les journées d'été. Bleu du zénith, bleu de la mer, bleuâtre à l'infini, les oiseaux emplissent de leurs gazouillis mélodieux l'air agité par la brise marine, tandis que des dizaines de bateaux grisâtres s'amarrent au port et déversent sur le quai des milliers de soldats bardés d'armes à la couleur du plomb. Dès lors, les oiseaux du zénith qui chantent les merveilleuses mélodies annonçant l'arrivée de l'été, saison des noces fécondes, se métamorphosent en faucons rapaces aux yeux crépusculaires qui piquent droit sur les nuées de soldats gris, emplissant l'air de l'odeur fétide des cadavres ennemis. Bleuâtre vers les côtes, les vagues déferlent sur les rochers de plomb, les recouvrent de leur écume savonneuse, creusant jusqu'au fond de la mémoire populaire et faisant ressortir la légende de ce saint, Sidi Abderrahmane aux pouvoirs immenses qui voyant la patrie menacée par des centaines de bateaux grisâtres au dessein lugubre, souffla tellement fort sur le large qu'une tempête d'une rare violence soulève des montagnes de vagues engloutissant bateaux et soldats ennemis et colorant du même coup la ville de cette blancheur de fée. Mariée tout en fleurs tendant ses bras de rêve à Mourad tout ému teintant de son regard de zénith ses yeux de ce bleu serein qui ne le quittera jamais. La patrie est un rêve bleu plus vaste et plus beau que la mer. Les vagues reviennent majestueusement léchées, là-bas au loin les rochers de la pointe, blanchissant de leur écume argentée les alentours du port, illuminant le quai où s'amarre le bateau tant attendu. Peu après, le père ramène ces langoustes, (criquets de mer), si aimées par Mourad. Joie des retrouvailles, joie libératrice, surtout que la fête, dont l'organisation a demandé mille sacrifices, est pour demain! .