Il y a encore beaucoup à découvrir de la trajectoire d'hommes et de femmes qui se sont engagés moralement ou physiquement pour la cause de la Libération nationale. Parmi eux, un homme de média oublié : Robert Namia. Lui qui a passé sa carrière dans les coulisses de journaux réputés en Algérie, comme Alger Républicain en 1938, ou dans la presse du PPA ; en France aussi à L'Express ou avec Jean Daniel au Nouvel Observateur. Dans les années 1970, il écrit un scénario troublant : L'homme peint ou la vie commence à Guellala. Il ne sera jamais tourné. Christian Phéline a exhumé ce texte. Accompagné d'une remarquable introduction qu'il a rédigée, le livre est publié par les éditions elkalima (Alger). Il a bien voulu nous éclairer sur le parcours particulier de ce militant de la justice qui a partagé les douleurs de son Algérie natale des années 1930 jusqu'à son indépendance. Propos recueillis par Walid Mebarek
-Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce manuscrit et à le publier en Algérie plutôt qu'en France ? L'audace du propos et de l'écriture de Robert Namia lui donnait toute sa place dans les Petits inédits maghrébins, cette collection des très courageuses éditions EL Kalima qui s'emploie à rendre accessibles bien des textes méconnus. A travers des abonnements annuels et une diffusion associative, un public attentif de lecteurs français peut lui aussi suivre ses publications et ne manquera pas d'être sensible à la singulière qualité de ce scénario. J'avais déjà croisé dans mes recherches la figure de Namia, qui m'était apparue comme l'une des plus intéressantes de la jeunesse artistique et militante de l'Alger des années 1930. C'est avec Rabah Oussidhoum, mort au front en 1938, l'un des rares natifs d'Algérie à s'être engagé en Espagne dans les Brigades internationales. Comme juif et communiste, Robert Namia a aussi connu, sous le régime de Vichy, l'emprisonnement à Barberousse puis à Djenien-Bou-Rezg. Et, du premier Alger Républicain à Révolution africaine et au Nouvel Obs, son talent de graphiste de presse aura marqué de sa modernité tout un pan de notre culture politique et visuelle. Quand j'ai retrouvé ce texte de lui, oublié depuis près d'un demi-siècle dans ses archives, j'ai été frappé par la manière rare dont cette parabole mêle l'onirique au réel dans une utopie où la fraternité d'une relation d'homme à homme finit par s'imposer, envers et contre l'horreur sans précédent de la guerre d'Algérie. -Qu'apporte de plus ce petit texte de Robert Namia à la compréhension de la guerre d'Algérie, destiné non pas à être lu seulement mais à aboutir en version filmique ? Anticipant en effet un tournage, Namia a mis son exceptionnel sens visuel à imaginer le jeu quasi muet des regards et des gestes qui tissent la relation entre les deux adversaires et leur rapport au paysage vertigineux du djebel. Sur le fond, ce qui commence comme une sinistre «corvée de bois» où l'on s'attendrait à ce que le «para» exécute son prisonnier, finit par rejoindre la trajectoire d'un film comme Avoir vingt ans dans les Aurès, de René Vautier (inspiré par le récit vécu de Nicolas Favrelière, Le Désert à l'aube) où un jeune appelé, plutôt que d'achever son captif, choisit d'organiser leur commune évasion. Chez Namia, le récit touche cependant à une sorte de fantastique quand, après chacune des tentatives de l'un pour tuer l'autre, leur marche commune reprend comme si rien ne s'était passé et que ces deux adversaires découvraient peu à peu qu'ils sont «condamnés à vivre ensemble». En se laissant en définitive guider par le «fellagha», le «para» fait donc plus qu'admettre la légitimité du combat d'émancipation de son compagnon, il va jusqu'à comprendre quelle richesse humaine comportait l'ancienne société mise à mal par la violence de la conquête et de la guerre, telle que la symbolise ce mythique village de «Guellala», où, pour lui aussi, la vie pourrait «recommencer». Mais on peut aussi y voir, à rebours de la dureté de l'histoire réelle, comme le regret rétrospectif d'une issue à cette guerre où la rupture avec la domination coloniale aurait su concilier tant l'autodétermination par le plus grand nombre que les droits des diverses minorités nées sur cette même terre. -59 ans après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, ce scénario, qui n'avait pas pu aboutir dans les années 1970, pourrait-il aujourd'hui être mis en images ? Il est sûr qu'une telle fable venait alors trop tard pour être acceptée, alors que les circonstances avaient fait que l'Algérie indépendante s'était constituée sur une autre base et que, de La Bataille d'Alger (1966) à Chronique des années de braise (1975), toute une filmographie avait déjà donné sa forme symbolique au récit du combat de Libération nationale. Mais d'une certaine manière, ce scénario venait aussi trop tôt, et le recul du temps permet d'en mieux comprendre le propos au vu des difficultés respectives, largement héritées des épreuves et des choix des années 1954-1965, que les sociétés tant française qu'algérienne ont encore à faire place en leur sein à la diversité des origines, des parlers ou des croyances, trop souvent perçues, dans chacun des pays, comme une menace pour l'unité nationale. Il n'est pas sûr pour autant qu'il soit souhaitable de «réaliser» aujourd'hui ce scénario tel qu'il a été écrit il y a plusieurs décennies. Mais il serait fort intéressant qu'un cinéaste actuel mêle avec talent le documentaire et la fiction, pour à la fois mener une quête biographique sur ce personnage hors normes que fut Robert Namia et s'essayer, dans une sorte de making of critique, à donner à voir certaines au moins des séquences de son scénario. J'en lance ici l'idée… -L'idée de «communauté de destin» des protagonistes de la guerre d'Algérie est-elle crédible ? A vrai dire, il faut revenir à l'histoire si tragique de plus de cent ans d'une «colonisation de peuplement» qui, si elle a fait que naissent et vivent sur la même terre plusieurs générations d'origine musulmane, juive ou européenne, s'est imposée et perpétuée par la force des armes, l'expropriation et un long déni de la citoyenneté pour le plus grand nombre. Quant à l'indépendance, encore en 1956, elle se voulait «installer une république démocratique et sociale garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d'une même patrie, sans discrimination». La surenchère finale des violences civiles, la pratique par l'OAS de la «terre brûlée» et la lutte interne pour le monopole politique ont fait qu'outre le départ des minorités européenne et juive, une définition étroitement «arabo-musulmane» de l'algérianité et un système d'autorité se sont imposés en 1962 et, à plus d'un égard, perdurent encore. Pour autant, l'Algérie et la France restent liées dans une sorte de communauté partielle de destins, non seulement par le partage d'une langue et d'une culture qui furent celles du colonisateur, mais par le grand nombre de ceux et celles dont la trajectoire fait des «bi-nationaux» ou qui, en France, européens ou d'origine immigrée, conservent un lien réel ou mémoriel à l'Algérie. Les débats actuels le rappellent : aucune réconciliation entre les deux pays, ne se fera sans une réelle volonté de vérité historique sur les aspects les plus contestables de la colonisation et de la guerre. Mais le véritable apaisement se jouera à terme dans la capacité pour chacun de ces pays à ce que l'Etat de droit républicain, qu'il y soit à instaurer ou à réactiver en vue de plus de solidarité, trouve à y garantir dans le respect des règles communes le «vivre- ensemble» démocratique de toutes les composantes de chaque société.