La démonétisation est un levier de gestion de crises aiguës. Elle fait partie de la boîte à outils à la disposition des autorités politiques et monétaires des pays à travers le monde faisant face à des défis macroéconomiques très complexes. De nombreux pays ont conduit une démonétisation pour des raisons variées et avec des degrés divers de succès. L'Algérie, pour sa part, en a mené deux. Y a-t-il des raisons impérieuses pour en mener une troisième au vu des nombreux dysfonctionnements qui caractérisent le secteur monétaire et l'économie en général, d'autant plus que certains de ces dysfonctionnements ont été à la base d'opérations de démonétisation au niveau international. Qu'est-ce que la démonétisation ? C'est une intervention économique qui peut prendre globalement deux formes. Ainsi, un pays peut : (1) soit émettre de nouveaux billets en remplacement de dénominations identiques ou différentes de celles en circulation ; (2) soit émettre une toute nouvelle devise. Une fois l'opération de démonétisation lancée, les citoyens disposent d'un certain temps pour faire l'échange. A l'issue de l'opération de démonétisation, les anciens billets et/ou la devise précédente n'ont plus cours légal, c'est-à-dire que le public ne peut plus les utiliser pour faire face à des obligations financières et/ou régler des dettes. Plus rarement, un gouvernement peut décider de rétablir le cours légal d'une monnaie abandonnée par le biais d'un processus appelé remonétisation (cas des Etats-Unis en 1969). Pourquoi démonétiser ? Les raisons sont variées : (1) Faire face à l'inflation ou à l'hyperinflation : qui deviennent alors incontrôlables. Citons les cas suivants : Allemagne (1923), Argentine (1983, 1985 et 1992), Brésil (1986, 1990, 1993 et 1994), Zaïre (1993), Zimbabwe (2010) et Venezuela (2017). Indistinctement, ces pays ont alors émis de nouveaux billets ou une nouvelle devise stable qui assurerait les fonctions économiques de base, notamment la fonction d'étalon des échanges (2) Rejoindre une union monétaire : qui émet une nouvelle devise (l'Union européenne en 1999, année où les Etats membres ont abandonné leur monnaie nationale au profit de l'euro) (3) Prévention des activités illégales : ce qui inclut la lutte contre la contrefaçon de billets, le marché noir, la contrebande, le terrorisme, l'évasion fiscale, le blanchiment d'argent (l'Inde, île de Maurice et du Kenya, Trinidad-et-Tobago) et l'assèchement d'un marché des changes parallèle d'ampleur. Dans ce contexte, la démonétisation ne ciblera généralement que le remplacement des coupures de grande valeur ; et (4) Modernisation de l'économie : en ajustant les moyens de paiement aux volumes des transactions d'une économie en croissance et/ou en favorisant une économie sans numéraire (en réduisant la circulation de la monnaie physique et poussant ainsi pour l'usage de moyens de paiement numériques). La démonétisation est une opération complexe qui implique des préconditions Celles-ci sont : (1) un engagement politique fort ; (2) des politiques macroéconomiques appropriées en accompagnement ; (3) une préparation technique rigoureuse ; (4) une exécution minutieuse et une coordination étroite entre les services de l'Etat concernés ; (5) une banque centrale ayant une capacité technique pour conduire une telle opération ; et (6) une communication régulière multiforme. Sur le plan purement technique, les expériences algérienne et internationale montrent l'extrême importance de : (1) l'impression en quantités suffisantes de nouveaux billets (et la frappe des pièces de monnaie le cas échéant) ; (2) leur disponibilité en temps opportun à travers tout le territoire national ; (3) l'approvisionnement régulier des distributeurs automatiques ; (4) la mobilisation des moyens logistiques pour la suppression de la monnaie existante ; et (5) la mise en place d'un système de sécurité au niveau national pour assurer le bon déroulement des opérations. Faute de réunir toutes ces préconditions, il n'est pas raisonnable de conduire une opération de démonétisation, car elle peut entraîner le chaos au sein de la population, produire des effets macro-économiques indésirables et aggraver la situation. La démonétisation comporte des risques macro-économiques à court terme qu'il faudra gérer et contrebalancer avec les gains à moyen terme. A court terme, il faudra anticiper, le cas échéant, une réduction de la croissance, une contraction de l'offre de monnaie (masse monétaire) si les billets retirés ne sont pas remplacés en simultanéité par les nouvelles dénominations, une baisse de l'investissement (en raison de l'incertitude qui peut naître) et un fléchissement momentané de la valeur de la monnaie locale par rapport aux devises étrangères. Un suivi macroéconomique rigoureux peut limiter et même éviter ces risques. A contrario et à moyen terme, pour peu que les politiques publiques appropriées sont en place (mesures de stabilisation, structurelles et sectorielles), la démonétisation peut réduire l'écart entre le taux de change sur marché officiel et le marché parallèle, accroître les dépôts (ce qui facilitera de nouveaux prêts, faire baisser l'évasion fiscale, contribuer à une hausse des recouvrements fiscaux, donnant ainsi plus d'espace budgétaire au gouvernement), promouvoir une meilleure transparence et gouvernance économique, renforcer l'inclusion financière et donner un plus grand rôle à la monnaie numérique. La clé de voûte est donc la préparation et l'appropriation de l'opération de démonétisation. Le cas de l'Algérie En ce début de 2021, en plus de forts déséquilibres macroéconomiques et de nombreux défis sociaux, nous prenons note d'une économie formelle dysfonctionnelle et affaiblie ($144,3 milliards moins que les avoirs d'Apple à l'étranger) qui cohabite avec un segment informel (environ 30% du PIB) et un segment noir (environ 5% du PIB). Ces deux derniers (40% du PIB) sont générateurs de multiples activités illégales favorisées par une forte présence de l'argent liquide dans l'économie (46% de la masse monétaire) dont le corollaire est une faible inclusion financière (recours limité aux comptes bancaires et aux formes de paiement numériques), une corruption généralisée, une évasion et évitement fiscaux (environ $2,5 milliards), des fuites de capitaux (environ $8 milliards par an) qui alimentent un marché parallèle des changes profond et actif. In fine, des activités économiques et criminelles non officielles substantielles (environ $50 milliards) dont il faut reprendre le contrôle au moins en partie. Ces dysfonctionnements gangrènent l'économie nationale, rongent le tissu social et posent un danger pour le futur du pays. L'Algérie a déjà conduit deux démonétisations avec soin. A-t-elle besoin d'une troisième ? Premier point : les opérations passées. (1) La première (1er avril 1964) a permis l'introduction du dinar algérien en remplacement du «franc de la région économique d'Algérie», utilisé en Algérie de 1848 à fin mars 1964 (remplacement prévu d'ailleurs dans le cadre des accords d'Evian et formalisé par un accord bilatéral du 13 décembre 1962 portant transfert à la Banque centrale d'Algérie du privilège d'émission. (2) La seconde (avril 1982) a été actée en complément d'un dispositif monétaire (réduction drastique du taux de réserves obligatoires et maintien des comptes des banques primaires en situation de débit) de lutte contre une forte thésaurisation marquée par la disparition pendant de longs mois des grosses coupures en circulation. Deux opérations parfaitement très bien pilotées. Pour celle de 1982, la croissance a atteint 6,4% en 1982 par rapport à 3,1% en 1981, l'inflation réduite de 14,6% en 1981 à 6,6% en 1982 et la masse monétaire mise en cohérence avec le PIB nominal. Second point : une troisième démonétisation pour quel motif ? à la lecture du paragraphe ci-dessus, ils ne manquent pas et peuvent, entre autres, viser à : (i) remplacer les coupures les plus courantes actuelles, à savoir celles de 100 DA (1992), 1000 DA (1993) et 2000 DA (2011 et 2020) émises donc en grande partie quand le PIB était de $50 milliards par des nouvelles dénominations plus adaptées au volume des transactions actuelles et prendre en considération l'inflation qui s'est développée au cours des dernières années ; (ii) réduire la taille de l'informel, combattre l'économie noire, forcer la déthésaurisation, assécher le marché parallèle, lutter contre la fraude fiscale, réduire le rôle massif du cash et numériser les échanges. Un faisceau de raisons très importantes. Comment s'y prendre ? Cinq grandes phases : Phase 1 : (i) décision politique sur l'introduction de nouvelles coupures pour en premier chef réduire le rôle massif du cash et numériser les échanges. En accompagnant la démonétisation par des politiques macroéconomiques fortes, elle permettra par contrecoup d'affaiblir l'économie non officielle, réduire le niveau du taux de change sur le marché parallèle et lutter contre la fraude fiscale et le blanchiment d'argent ; (ii) forger un engagement très fort entre les autorités politiques et monétaires afin de prendre toutes les mesures nécessaires pour que la nouvelle monnaie soit perçue comme stable par les entreprises, le grand public et la communauté internationale ; (iii) décider – dans un premier temps en privé – du timing de la conversion et, d'un éventuel plafond en termes absolus des montants à échanger ; et (iv) décider de la date d'annonce, du taux de conversion, de l'approche à prendre pour traiter les actifs financiers, les comptes résidents/non-résidents et les contrats de change existants et surtout de la date de lancement d'une stratégie de communication. Phase 2 : inscrire la démonétisation dans une stratégie à moyen terme de refondation de l'économie nationale et de réaménagement, si besoin est du cadre juridique existant – y compris la loi sur la monnaie et le crédit, la réglementation des banques et autres institutions financières – pour assurer sa cohérence avec les meilleures pratiques internationales. Il faudrait également s'assurer si de nouveaux textes juridiques sont nécessaires pour adapter l'environnement (comptabilité, rapports financiers, etc.). Phase 3 : préparer un planning minutieux, notamment pour la mise en place des politiques et des processus sur lesquels sera assise la démonétisation, y compris un budget détaillé pour couvrir l'ensemble de la réforme monétaire (dont le coût d'impression et de frappe de la nouvelle monnaie de caisse) et le réviser si nécessaire au fil du temps. Phase 4 : production de la nouvelle monnaie ; Phase 5 : la plus difficile à savoir la mise en œuvre de la démonétisation qui est du ressort de la Banque centrale. Ce pilotage minutieux implique de renforcer, le cas échéant, la capacité institutionnelle et technique de la banque centrale à mener cette opération à terme, y compris une stratégie pour éviter une augmentation de la contrefaçon de monnaie pendant les étapes critiques de la mise en œuvre de la réforme monétaire et une collaboration étroite avec tous les gestionnaires de système de paiement.
Par Abdelrahmi Bessaha Macroéconomiste, spécialiste des pays en post-conflits et fragilités