Encore fraîchement couronnée du titre de championne du monde décerné au stade de France, Christine Aron, admirablement modeste, me fait un signe, alors que le starter s'apprête à donner le départ sur cette piste de Noisy-le-Grand. Le meeting accueillait des athlètes de haut niveau. Ebloui par tant de considération à mon égard et dans un réflexe de reporter, j'exhibe mon appareil photo acheté au marché aux puces de Clignancourt. Les applaudissements se soulèvent des travées. Pas pour moi, bien entendu. Zut ! le flash de l'appareil ne s'enclenche pas. Je regarde autour de moi. Les yeux sont, bien sûr, rivés sur le sprint de Christine. J'en profite pour injurier mon appareil à deux sous. Le sourire jovial pour ne pas fausser l'ambiance (un sourire trompeur, il faut le dire) et dire que j'aspire à obtenir le prix Pullitzer. « Christine ! Christine ! », des voix stridentes déchirent le stade. « Ya rabbi, ya rabbi, qu'elle gagne ! », hurlè-je. Puis soudainement, comme en transe et à tue-tête, je me mets à scander : « One two three, viva l'Algérie. » Un vieillard, qui n'arrêtait pas de me pousser du coude, interloqué, réagit avec la détermination de me renverser : « Mais, elle est Française, pauvre bougre ?! » « Mais moi, je le suis... enfin, Algérien. » N'ayant pas l'air de comprendre, il marque un pas en arrière avant de s'intéresser à la course. A ce moment, Fanny la psychothérapeute de la championne, d'origine algérienne et sans qui je n'aurais jamais dépassé le seuil du stade, accourt et m'enlace. Et, sans vraiment savoir ce qui se passait (il y a des moments dans la vie où l'on se retrouve dans un monde surréel, comme aimait à le ressasser un troubadour de mon patelin, je la pends dans mes bras (je veux dire, je la prends) et je me mets à courir, les larmes aux yeux. Et puis, ça devait être le mauvais œil, je trébuche violemment sur un regard qui déborde (enfin le couvercle qui déborde) et je me retrouve sur le sol, les pieds en l'air, la tête écrasée contre l'épaule meurtrie de Fanny. Mon appareil-photo à deux sous, à côté. L'air de me narguer. Les caméras, les journalistes, les curieux se piétinent, se bousculent. Pour immortaliser l'instant et arracher une déclaration... à Christine. Toute souriante, l'adorable vainqueur semble chercher quelque chose. Je me relève, mon derrière squelettique endolori. Je titube, je souris nerveusement. Christine se fraye un chemin et vient me faire une bise. Fanny nous rejoint, les cheveux sans chignon. On me met au milieu. « Je dédie cette victoire à la liberté d'expression en Algérie », déclame Christine Aron. Je fonds en larmes. Pour de vrai. Christine me prend par le bras et m'invite à la rejoindre dans sa voiture. Le vieillard, qui me poussait du coude, arrive tout essoufflé et marmonne : « Monsieur, puis-je avoir un autographe ? » « Mais, je ne suis pas le champion, moi ! » Tout le monde explose de rire. Cet après-midi-là, je venais de réaliser un exploit : rivaliser avec les champions en terre étrangère... Paris : De notre envoyé spécial