Temps couvert et chaud en cette matinée du vendredi 5 juin. Dans la vallée de la Soummam, on étouffe comme dans une serre surchauffée mais là-haut, tout là-haut, sur un versant de la montagne des Ath Sellam, au sommet du Djurdjura, la brise apporte de la fraîcheur. De la fraîcheur ainsi que des chants et des notes de musique. Un DJ est confortablement installé sur une plateforme rocheuse dominant une clairière où des chênes imposants trônent comme des géants de bois pétrifiés. Depuis l'aube, des centaines d'hommes et de femmes, dont les couleurs se confondent avec les fleurs des lauriers roses, s'activent dans un incessant va-et-vient telles des colonnes de fourmis. Familles, visiteurs et pèlerins se reposent et discutent sous les chênes qui disposent généreusement leur ombre. Dans un hangar aéré, les cuisiniers s'affairent autour de deux marmites de cuivre géantes posées sur de gros pieds de ferraille au-dessus d'un feu de bois. L'odeur alléchante du couscous qui cuit depuis l'aube se répand du sommet de la montagne jusqu'au bas de la vallée. Toute la nuit, des bénévoles ont veillé à préparer le repas gargantuesque qui sera servi aujourd'hui. Des tonnes de légumes et une montagne de viande et de couscous. Une trentaine de moutons et sept bœufs ont été sacrifiés pour ce rituel particulier. Des centaines de mains ont épluché, haché, coupé, lavé et préparé les ingrédients nécessaires à la confection du plat mythique de toutes les cérémonies : sa majesté le couscous. Et fort à propos, justement, cuisiner ce plat traditionnel pour 10 à 15 000 personnes, sur un flanc de montagne accidenté, est un défi qui demande de l'expérience et une logistique digne d'une armée en campagne. De plus, il faut assurer la sécurité de tout ce beau monde venu en famille. Un service d'ordre, reconnaissable aux gilets jaunes que portent ses membres, veille discrètement à ce que le comportement de tout un chacun reste dans les limites d'une rencontre familiale et conviviale. Chacun est tenu au respect de trois choses sacrées qui ne doivent pas être profanées : le mausolée, la famille et la nature dans son ensemble. Le couscous est servi dans de grands plats en inox posés à même le sol. On s'accroupit en petits groupes et on y puise sans façon jusqu'à satiété. Des bénévoles font le tour des groupes pour distribuer les parts de viande, rajouter de la sauce dans des seaux ou distribuer des cuillères en plastique. Pour l'eau, un robinet venant d'une source de montagne se charge d'étancher toutes les soifs. Organisation, volontariat et bénévolat La «tsviyita» de Sidi Slimane, du nom d'un saint séculaire des villages de Lmechta, At Sellam et At Kerrou, est une fête traditionnelle comme on aimerait en voir un peu plus souvent et un peu partout dans nos villages. Un chef-d'œuvre de l'organisation collective et communautaire. Longtemps à l'avance, le village se réunit et fixe de manière collégiale la date de la fête avant d'établir l'organigramme du comité d'organisation. La tradition de la tajmaat des anciens a encore de belles survivances et ce sont les sages du village qui chapeautent le comité organisateur. Tout est basé sur l'adhésion et le volontariat des uns et des autres. Lhacene, un sexagénaire à barbe blanche bien taillée, fait partie de «aaqel n tadart». Il en parle : «Nous sommes 12 dans le comité des sages et nous avons un comité de vigilance de plus de 70 jeunes hommes qu'on appelle Iqedachen, les serviteurs. Ils veillent à la sécurité des lieux, des biens et des personnes. On doit faire attention à tout. Tout doit se passer de façon impeccable. C'est un devoir pour nous», dit-il. La fête est ouverte à tous et on y vient de partout et même d'Alger. Tout le monde est le bienvenu pour peu qu'il observe les règles de la bienséance et se plie à la discipline de groupe. Il y a une séparation des sexes nette et précise. Les hommes et les femmes se croisent mais ne se mélangent pas. Chacun doit rester dans son territoire. «Ces dernières années, nous avons un peu abandonné cette tradition de tsviyita mais nous revenons peu à peu aux affaires du village. A titre d'exemple, le comité de village s'occupe de la réfection des pistes, des routes, des fontaines et des sources, de l'entretien des cimetières ou des maisons qui risquent de tomber. Avant, quand un citoyen s'absentait à une corvée désignée par le village ou à un enterrement, il était condamné à payer une amende. Aujourd'hui, non. Les gens adhèrent volontairement aux projets ou ne le font pas mais on ne peut pas les obliger», intervient l'un des sages du village. «Les villages sont descendus en ville» Jusqu'à la fin des années 1980, ces villages du flanc sud du Djurdjura pratiquaient la transhumance. Aux débuts du printemps, ils faisaient monter leurs troupeaux vers les alpages et les pacages au sommet de la montagne où ils restaient jusqu'aux premières neiges. «A deux ou à trois, les bergers du village se relayaient auprès de leurs troupeaux dont ils assuraient la garde et l'entretien. Aujourd'hui, la tradition de l'aqwudhar, comme on l'appelle des deux côtés du massif du Djurdjura, ne se maintient plus que dans quelques villages. «Beaucoup de villages sont descendus dans la vallée pour s'y installer. Nous avons été obligés de descendre pour l'école de nos enfants, pour la route, le travail.... L'Etat ne nous a pas aidés à nous maintenir dans nos montagnes. On ne pouvait pas continuer à vivre ici. La houkouma travaille pour elle-même et pour les villes. Les villages sont descendus vers la ville et la ville a perdu sa baraka» dit Dda Lhacene. «Avant on avait nos jardins et nos bêtes et on n'achetait que le sucre, le café et la semoule. Tout le reste venait de nos jardins et de nos vergers. Avant, la viande n'avait pas de prix et chaque foyer avait des moutons, des poules et des lapins. Aujourd'hui tout est cher car nous ne produisons rien. Nous sommes devenus un peuple du ventre» conclut Dda Lhacene, visiblement peiné de voir le monde qu'il a connu disparaître. Sous un immense arbre qui pourrait abriter une tribu entière, les femmes papotent en groupes en essayant de crier pour couvrir le bruit de la sono. On prend les nouvelles des unes et des autres. On s'informe des naissances, des morts, des divorces, des mariages et des petits et des grands événements de la vie. Les mères qui ont un fils à marier scrutent les jeunes femmes célibataires à la recherche d'un beau parti. «Sauvegarder nos traditions» Pendant ce temps, l'agraw, l'assemblée des sages, se tient dans un petit préau. Une demi-douzaine d'hommes âgés assis les uns en face des autres accueillent les visiteurs avec des bénédictions et des prières. Chacun dépose un billet ou quelques pièces sur le foulard étendu à cet effet. Les offrandes forment un petit tas au pied des sages qui distribuent des prières à haute voix. On prie pour l'âme des morts, la santé des malades, le retour des émigrés, le mariage d'une fille, la naissance d'un garçon, la réussite d'un projet, etc. Une pluie de prières et de bénédictions s'abat sur les présents. «Amine !», répondent en chœur les hommes et les femmes. Dda Larvi, l'un des plus anciens sages du village est nostalgique. «Tous nos vieux sont partis mais ils nous ont légué leur baraka. Nous continuons dans le chemin qu'ils nous ont tracé», dit-il avec une voix cassée par l'émotion. A la fin du rituel, c'est l'agraw qui aura pour tâche de répartir l'argent des offrandes entre les villages. Un argent qui va servir exclusivement la communauté. Dda Chaavane, l'un des anciens du village nous raconte que Sidi Slimane serait venu de la lointaine ville marocaine de Fès à un temps troublé de guerres tribales. «Nos ancêtres sont venus des Iwanoughen, une région du Hodna, il y a des siècles. Ils sont venus se réfugier dans ses montagnes pour fuir les Banu Hillal voilà ce que nous ont toujours raconté nos vieux», dit-il. «Notre but est de sauvegarder nos traditions mais en même temps de transmettre nos valeurs aux futures générations. On espère en faire un jour un festival culturel, des pièces de théâtre, des conférences, des galas de musique, etc.», affirme Brahim Benhamouche, enfant du village et professeur de tamazight. Aujourd'hui que tout le monde a pris conscience des ravages de l'islam wahhabite, il est important de sauvegarder de tels rites séculaires, synonymes d'un islam maghrébin fait d'ouverture et de tolérance. En faire un festival qui allie le cultuel et le culturel serait une belle façon de se projeter dans la modernité tout en respectant ses racines. Advertisements