Saâdi Youssef vient de nous quitter le 13 juin, à l'âge de 87 ans. La poésie arabe vient de perdre un des grands noms de son répertoire... Aujourd'hui nous sommes grands mon cher petit bateau les horizons se sont élargis jusqu'au bout du monde et les cheveux blancs ont gagné les tempes et la raie mais nous ne cessons de vouloir vivre de traverser le fil jusqu'au bord qui bat Ce fut d'abord par des chansons. J'avais retenu trois vers : Les hommes ont le teint des vieux chevaux Les livres tatars portent le sceau de la censure Dans quel pays suis-je venu ? Les Tatars avaient nourri mes rêves d'enfant, les yeux écarquillés devant l'écran du Cinélux. Plus tard, le souhait d'André Breton de voir les Tatars venir faire boire leurs chevaux dans le grand bassin du Luxembourg ne fit que raviver cette fascination. Je fus émerveillé qu'un poète arabe en fasse mention. Bien sûr, il ne s'agissait pas des mêmes Tatars, mais qu'importe... J'écrivais alors Sultan Galièv, j'ai utilisé les trois vers comme exergue. Je ne connaissais pas encore Saâdi Youssef. Abdellatif Laâbi me le présenta, fin des années 80 ou peut-être début 90, c'était au salon du livre jeunesse à Montreuil, au bar bien achalandé où nous avions réglé son compte à une bouteille de whisky. Quelques années plus tard, en 1998, Farouk Merdem Bey me demanda de faire équipe avec lui pour traduire Saâdi Youssef, il fit aussi appel à un autre binôme constitué de Abdellatif Laâbi et Jabbar Yassin Hussin. Le résultat fut l'anthologie exhaustive Loin du premier ciel publiée en 1999 aux éditions Actes Sud/Sindbad. Pendant plus de six mois, je vécus avec l'enfant de Hamdan dormant «quand les palmiers s'endorment» «quand sur Hamdan se dépose une lourde nuit» ; avec Lakhdar Benyoussef l'alter ego, un peu à la manière de Stratis le marin de Georges Seféris ou Plume de Henri Michaux, qui l'accompagna pendant son exil en Algérie, à Sidi Bel Abbès, dans les années 70, partageant avec lui «le café, le lait et le secret des longues nuits». Le nom de Lakhdar Benyoussef n'a pas été choisi au hasard. Installé dans l'Ouest algérien, Saâdi Youssef ne pouvait ignorer la notoriété de sidi Lakhdar ben Khlouf, le grand poète du melhoun algérien, laudateur du prophète, ayant vécu au XVIe siècle. Quant à Benyoussef, s'il renvoie au nom de Saâdi lui-même, il n'est pas sans rappeler Sid Ahmed Ben Youssef, le thaumaturge de Miliana dont les dictons satiriques étaient colportés de tribu en tribu. ... La traduction de Saâdi Youssef m'obligea à considérer attentivement la prosodie classique pour «lui tordre le cou» sans la violenter car il s'agissait de montrer combien le poète, tout en maitrisant la métrique classique de la poésie arabe, la travaillait dans la modernité du temps en héritier novateur de Badr Chaker Sayyab et camarade de Nazim Hikmet et Pablo Neruda. Poète engagé, Saâdi Youssef ne verse jamais dans le slogan politique, le discours idéologique, les clichés de la langue de bois. Et quand, en 1971 à Alger, dans Les confins de l'Afrique du Nord, il s'écrie : Salut les morts salut les vivants salut partisans soldats et paysans salut ouvriers salut vous qui marchez sur l'eau salut palmier qui n'a pas rassasié ses enfants terre de fusils de tombes du cycle des choses salut Ces salutations, bien que fleurant l'air du temps, nous touchent par la profonde émotion qui s'en dégage et qui n'est pas dictée par quelque opportunisme du moment. La poésie de Saâdi Youssef est une parole qui a su conserver l'enchantement de l'enfance et la simplicité du dire qui unit les êtres au-delà des langues parlées. La métaphore du palmier, récurrente dans toute l'œuvre, manifeste à l'évidence l'attachement du poète à la terre d'Irak, à la pérennité de son destin. Exilé dans les pays de l'Est, en Algérie et à Londres, Saâdi Youssef n'a jamais quitté l'Irak, ou plutôt Hamdan son village natal et ses palmiers. Hamdan, comme Djaykour pour Badr Chaker al-Sayyâb, est l'ancrage du poète et le lieu pérenne de son orientation, de son inspiration… Et c'est loin dans la mémoire collective que nous mène ces vers du poème La traversée du Guadalquivir : — Ai-je perdu autre chose que les chaînes que vous m'avez fait porter suspendez sur les murs de vos salons le fourreau de mon sabre et les yeux de mon beau cheval et faites de ma chemise le sujet de vos conversations Poète lyrique, Saâdi Youssef ne sombre jamais dans la sentimentalité ni la rhétorique pompeuse, il évite le cliché qu'offre souvent la poésie arabe, garde ses distances avec les facilités de l'émotion, sachant toujours garder la mesure des mots justes : étranges sont nos jours mais je redeviendrai potier et je reviendrai au jugement de l'argile et du feu et l'oiseau dont les noms sont dans mes mains combien de choses ai-je perdues combien de choses ai-je perdues mais je reviens ... Qu'il repose en paix... Habib Tengour (auteur) Le Kremlin-Bicêtre, 21-24 juin 2021 Advertisements