8 mai 1945, il est sept heures du matin. La foule qui affluait de partout grandissait au fur et à mesure. A 8h, la tension était à son paroxysme à Langar (quartier où est implantée la mosquée de la gare, rebaptisée en 1962 mosquée Abou Dher El Ghaffari), qui s'est avéré trop exigu pour contenir cette marée humaine qui déferlait sans cesse. Face à ce déferlement des masses, les organisateurs, ayant opté pour une marche pacifique, désarment les participants : « Des cannes, des couteaux et quatre fusils de chasse ont été récupérés », nous révèle Lakhdar Taarabit, un des organisateurs de la manifestation. Ce mouvement de la population a intrigué la police qui s'est mise en branle. Pour connaître les intentions des marcheurs, Tort, le commissaire d'Etat de Sétif, bien épaulé par dix subordonnés, se rend à 8h15 précisément sur les lieux. Pas du tout tranquillisé par le rassemblement de 7 à 8000 « indigènes », le policier a, selon le rapport n°5240 daté du 18 mai 1945, vite rendu compte à Butterlin, le sous-préfet. Quelques minutes avant l'entame de la marche, trois responsables politiques, en l'occurrence Mahmoud Guenifi, Abdelkader Yalla et Hocine Touabti, sont convoqués d'urgence par le représentant de l'Etat français. Et avant de rejoindre la foule, les trois militants sont soumis à un véritable interrogatoire accompagné de fortes doses de menaces : « Nous ne tolérons aucune atteinte à la souveraineté de la France sur l'Algérie », lancera le sous-préfet à l'adresse des irréductibles, qui rejoignent quelques instants plus tard une foule dans l'attente du coup de starter. Il est 8h30, le cortège qui s'ébranle est précédé par un groupe de jeunes scouts du groupe El Hayat, suivis par les frères Bella Slimane et Saïd ayant entre les mains des gerbes de fleurs qu'ils devaient déposer au monument aux morts. Dans l'ordre et la discipline, la foule compacte avance en brandissant les drapeaux des Alliés (France, USA, Angleterre et URSS), l'emblème national qui a été confectionné la veille par Doumbri Aïssa flottait au-dessus des têtes de cette marée humaine portant en outre des banderoles. Des slogans, tels que « Vive l'Algérie libre et indépendante », « Vive Messali », « Libérez Messali Hadj », « Libérez les détenus politiques », « Pour la libération des peuples », garnissaient ces pancartes qui annonçaient la couleur et l'ambition de la marche qui allait tourner au carnage. Le sous-préfet, informé par le commissaire Valère qu'un drapeau tricolore rouge blanc et vert garni d'un croissant et d'une étoile et des banderoles portant atteinte à la souveraineté de la France sont agités, ordonne à son interlocuteur d'enlever coûte que coûte ces pancartes. Le policier lui fait remarquer que les manifestants sont nombreux et qu'il risque d'y avoir de la bagarre. « Eh bien, il y aura de la bagarre », rétorque Butterlin. Son instruction qui sera appliquée à la lettre fera date et des milliers de victimes. Les manifestants, qui évoluaient dans un ordre impeccable en chantant de vive voix : « Hayou Ifriquia ya ibad », font la moitié du chemin sans aucun problème. Le « carnage » ne débute qu'à l'arrivée de la foule au niveau de l'ex-café de France (situé en plein cœur de la cité et à quelques encablures d'Aïn El Fouara). L'encombrante présence de l'emblème national irrite le commissaire de la police mobile de Sétif, Olivieri, qui tenta dans une première étape de le confisquer. N'ayant pu arriver à ses fins, il ordonna par la suite au jeune Saâl Bouzid de baisser le drapeau algérien, pour la première fois brandi au nez et à la barbe de la puissance coloniale. Le jeune manifestant n'ayant pas bouclé ses vingt-trois ans n'obtempère pas. La riposte du policier dont la réputation de sanguinaire gagne vite le terrain fut dramatique, tuant à bout portant le jeune homme qui devint le premier martyr des massacres du 8 Mai 1945. Cet assassinat qui sera suivi par une répression aveugle et en catimini n'a pas pour autant altéré l'ambition des marcheurs ayant, dans la douleur et sous les feux nourris des policiers, tenu à déposer les gerbes de fleurs au monument aux morts, où les gardes mobiles donnèrent le coup d'envoi à une sanglante fusillade. Les scouts au secours des blessés Les scouts, admirables de courage et de sang-froid, portent dans de sublimes gestes de bravoure secours aux centaines de blessés qui gémissent. Ce défilé ayant pourtant obtenu l'aval de l'autorité s'est en fin de compte transformé en guet-apens, préparé deux jours auparavant par le préfet de Constantine, Lestrade Carbonnef, qui a ordonné aux forces de sécurité de tirer sur les manifestants qui porteraient des banderoles et l'emblème algérien à l'origine dans une certaine mesure de l'aveuglante réaction du colonisateur. Dès cet instant, la chasse à l'Arabe est devenue le leitmotiv de l'occupant qui décrète, le 9 mai, l'état de siège. Les autochtones sont pourchassés à l'intérieur même des demeures soufflées par les grenades. Dans la soirée du 8 mai, vers 19h, le préfet de Constantine accompagné du général Duval, commandant de la division territoriale de Constantine, arrivent à Sétif. Aussitôt des ordres sont donnés pour réprimer par la force toute nouvelle tentative d'insurrection. Des perquisitions sont effectuées et l'arrestation immédiate des principaux « coupables » est ordonnée. La police d'Etat, la police judiciaire, la gendarmerie et l'armée procèdent simultanément à toutes ces opérations. Le général Duval orchestre personnellement la tuerie, la torture et l'internement de milliers d'Algériens portés à jamais disparus. La répression qui a duré des mois n'a pas exempté El Ouricia, Aïn Abassa, Beni Aziz, Aïn El Kebira, Dehamcha, Amoucha, Mouaouia, Serdj El Ghoul, Babors, Kherrata, El Eulma, Aïn Azel et d'autres localités meurtries par l'ampleur des massacres. En ces lieux, gagnés, faut-il le souligner, par la révolte, l'artillerie et les blindés s'en sont donné à cœur joie dans la sauvagerie car rassurés par les propos du préfet : « Allez-y et tout abus sera couvert par moi. » Le représentant du Pouvoir colonial est, selon des politiques de l'époque, le maître-boucher de cette barbare répression. Par ce carnage, les forces françaises ont des semaines durant transformé les rues, les ruelles et les vastes champs des hautes plaines sétifiennes en une immense mare de sang. Le capitaine de la gendarmerie Petit Gars, les commissaires Olivieri et Tort ainsi que les deux officiers de la Protection civile, de Mangeon et Rossi, ayant formé des milices de liquidation des « suspects », ont joué un rôle prépondérant dans ces crimes odieux perpétrés contre une population ayant à travers ses meilleurs enfants payé le prix fort en Alsace, en Lorraine, à Monte Cassino et dans différents coins et recoins de l'Hexagone. A ce titre et au moment où la répression battait son plein, le 16 mai 1945, le 7e régiment des tirailleurs, dont les soldats sont pour la plupart algériens et originaires de Sétif, débarquait à Alger. Après avoir perdu la moitié de ses éléments sur le front de l'Alsace, les survivants qui espéraient revoir les siens apprenaient avec effroi et consternation que leurs hameaux, bourgs et mechtas étaient rasés, leurs femmes, enfants et parents massacrés par les troupes françaises à côté desquelles ils ont combattu le nazisme... Le massacre collectif d'une population sans arme, des tribus entières sont exterminées par les milices et la légion d'honneur. A Aïn El Kebira, les miliciens fusillèrent tous les habitants instruits. A Beni Aziz, les acolytes de Rossi et de Mangeon, à savoir Delon et Mossri, exécutèrent, selon des témoins, les « suspects », par groupe de vingt. Avant la fusillade, les « condamnés à mort » qui n'ont comparu devant aucune juridiction furent contraints de creuser les fosses de ceux qui venaient de périr dans la tuerie. Les victimes de cette punition collective commise le 9 mai 1945, au lieudit Beni Medjahed, n'ont été enterrées dans une fosse commune située dans la forêt que deux mois après leur exécution. Pour que nul n'oublie ce carnage, Nekaa Abdellah, un moudjahid de la région, a tenu à ériger en ces lieux-témoins une stèle. De nuit comme de jour, des centaines de citoyens « reconnus » par les colons comme étant des incendiaires furent conduits, nous révèlent des rescapés, vers des destinations inconnues pour être fusillés et jetés dans la fosse commune du cimetière de Sidi Saïd, située au pied de la butte du Ruisseau d'or (Ras Idor), tout près de la fontaine de Aïn Bouaroua, qui fut pendant plus d'un siècle la dernière demeure des Sétifiens. Ce carré est devenu, depuis, un lieu de recueillement à la mémoire des centaines de victimes de la boucherie. Les plus « chanceux » sont interdits de séjour et, pour une durée de vingt ans, internés à Aïn Sefra, El Asnam (Chlef) ou envoyés au sinistre camp de concentration de Tataouine (Tunisie). Les autres qui devaient, à l'instar de Tayeb Benghadfa, Radjah Khier et Saoud Khier (dit Khier 45), être guillotinés puis condamnés aux travaux forcés à perpétuité, ont croupi durant dix-sept ans (1945 à 1962) dans les prisons, et ce, sous le fallacieux motif de « port d'armes apparentes ou cachées dans un mouvement insurrectionnel ». En dépit de la férocité de la répression, les Européens, la jugeant insuffisante, demandèrent au gouverneur général d'Algérie, Chataigneu, qui s'est rendu le jeudi 10 mai à Sétif, des armes rien que pour achever le carnage. Le rapport du 18 mai, établi par le commissaire de la police de Sétif, qui abonde dans le même sens, mentionne clairement : « La population européenne effrayée par l'insurrection demande que tous les coupables et les responsables de ce mouvement soient impitoyablement passés par les armes. Elle déclare qu'à ce prix seulement les Français pourront vivre en Algérie, terre française. Elle estime qu'à ce jour la répression est nettement insuffisante pour Sétif, et qu'en tout cas, elle n'est pas à la mesure des crimes odieux qui ont été commis par les insurgés. Elle réclame des armes pour assurer sa propre sécurité et se faire justice. La constitution d'un tribunal militaire a profondément déçu l'opinion. L'importance des événements et la gravité des actes commis faisaient un devoir impérieux au gouvernement de proclamer la loi martiale. » Ces doléances ont, à travers les liquidations sommaires et les emprisonnements tous azimuts, obtenu l'écho escompté. Cependant, le sang des Algériens, qui a coulé à flot des jours durant, a transcendé la résistance, mais vite réprimée par l'autorité coloniale surarmée, qui a multiplié les exactions et fermé l'œil sur les horribles crimes perpétrés par les colons de la Main rouge. A titre d'exemple, à Aïn El Kebira, une femme de colon tue un Algérien répondant au nom de Smara, découpe son corps en morceaux, servis par la suite comme repas à son chien. Cet abominable acte n'est pas un cas isolé. Abacha Segheir dit Segheir Belounis, de Aïn Abassa, a été torturé à mort. Une fois achevé, son corps est lacéré, puis piétiné par des tortionnaires en folie. Les frères Amardjia Lahcène et Bouzid ont subi le même sort. La famille Riach a été brûlée vive dans sa ferme. Les frères Kebache, Messaoud et Abderahmane ont été froidement abattus à l'intérieur même de leur domicile. Même avec un ventre ouvert et les entrailles entre les mains, les gendarmes continuaient à torturer Zaâboub d'El Eulma, qui succomba vite aux atrocités de ce supplice. En somme, ces exemples ne représentent, eu égard à l'ampleur du crime perpétré contre un peuple sans défense, que l'infime portion de la partie émergée de l'iceberg constitué par plus de 45 000 victimes d'un génocide n'ayant pas, soixante ans après, livré tous ses secrets...