Alors que l'Europe célébrait en ce 8 mai 1945 la fin de la Seconde Guerre mondiale dans l'Algérie occupée, l'ordre colonial réprimait avec une violence inouïe des manifestations nationalistes. Dans les villes et provinces de l'Est algérien, à Sétif, Kherrata, Guelma, l'armée coloniale, appuyée par les services de police, de gendarmerie et par les milices des colons européens, s'est attelée 50 jours durant, à massacrer, méthodiquement, du « musulman ». Des milliers de morts, 45 000, selon des historiens, et autant de suppliciés. Le consul général américain à Alger parlera de 40 000 morts alors que l'association des Oulémas avance le chiffre de 80 000 morts. 64 ans après, le souvenir de cette furie vengeresse hante toujours la mémoire des Algériens. Ce vendredi, la mémoire tourmentée est de nouveau convoquée. Sétif, mardi 8 mai 1945. Jour de marché. Répondant à l'appel du Parti du peuple algérien (PPA) et des Amis du manifeste et de la liberté (AML), des milliers de manifestants défilent à travers les artères de la ville pour fêter la victoire des alliés, mais aussi et surtout, rappeler à la France et à ses alliés les revendications nationalistes. Les processions scandaient à tue-tête : « Vive l'Algérie libre et indépendante », « A bas le fascisme et le colonialisme » « Halte à la répression », « Libérez les détenus politiques », « Libérez Messali »… Le leader nationaliste, Messali Hadj, avait été enlevé et déporté à Brazzaville une dizaine de jours avant les massacres, soit le 25 avril. Ancien scout, Mohamed El Hadi Chérif témoigne (propos recueillis par l'agence APS) : « Arrivé devant l'angle de la rue Clémenceau, face au Café de France, le cortège s'immobilisa à la vue du commissaire Olivieri, arme au poing. Ne pouvant supporter la vue du drapeau algérien (drapeau du PPA, ndlr), brandi en tête de la procession par le jeune Saâl Bouzid, le commissaire lui hurla de baisser son chiffon tout en tirant en l'air. Le jeune homme refusa et Olivieri l'abattit d'une balle au cœur, c'est comme ça que tout bascula ». L'exécution froide du jeune scout déchaînera ensuite les enfers. A 13h, le couvre-feu est instauré et l'état de siège décrété à 20h. La répression s'organise. Une déferlante de violence barbare s'abattit sur les faubourgs de la ville et gagnera le monde rural. Témoin oculaire des évènements, Kateb Yacine écrit : « A Guelma, ma mère a perdu la mémoire (...) On voyait des cadavres partout, dans toutes les rues. La répression était aveugle ; c'était un grand massacre. » Dans la ville natale de l'écrivain, les arrestations et l'action des milices déclenchèrent les événements, incitant à la vengeance contre les colons des environs. L'historien Mohamed Harbi écrit dans un article publié dans Le Monde diplomatique (publié en mai 2005) : « Les civils européens et la police se livrent à des exécutions massives et à des représailles collectives. Pour empêcher toute enquête, ils rouvrent les charniers et incinèrent les cadavres dans les fours à chaux d'Héliopolis. Quant à l'armée, son action a fait dire à un spécialiste, Jean-Charles Jauffret, que son intervention « se rapproche plus des opérations de guerre en Europe que des guerres coloniales traditionnelles ». Pour l'historien, « La guerre d'Algérie a bel et bien commencé à Sétif le 8 mai 1945 ». « Les massacres du 8 Mai 1945 dans les régions de Sétif et de Guelma sont considérés rétrospectivement comme le début de la guerre algérienne d'indépendance. Cet épisode appartient aux lignes de clivage liées à la conquête coloniale », écrit-il. Le séisme a eu pour effet la radicalisation du mouvement national. Une radicalisation qui se traduira, deux ans après, par la création de l'Organisation spéciale (OS) par le PPA-MTLD en 1947 et le déclenchement de la guerre d'indépendance le 1er novembre 1954. La reconnaissance officielle des crimes commis dans le Nord-Constantinois ne viendra que 60 ans après les faits. L'ex-ambassadeur de France à Alger, Bernard Bajolet, a qualifié « d'épouvantables massacres » ce qui s'était passé à Sétif, Guelma et Kherrata. « Ce déchaînement de folie meurtrière, dans lequel les autorités françaises de l'époque ont eu une très lourde responsabilité, a fait des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes, ainsi que des milliers de veuves et d'orphelins, même s'il ne faut pas oublier que plusieurs dizaines de civils européens ont également été assassinés au cours des affrontements. Ces journées, qui auraient dû être pour tous celles de la liberté retrouvée, de la fraternité redécouverte dans un combat commun et d'une égalité encore à bâtir, ont été celles de la haine, du deuil et de la douleur. Elles ont fait insulte aux principes fondateurs de la République française et marqué son histoire d'une tache indélébile », déclara-t-il lors de sa visite le 28 avril 2008 à l'université de Guelma.