Depuis quelques mois, des affaires de corruption commencent à remonter à la surface médiatique révélant ainsi - quoique de manière bien trop parcimonieuse et partielle - quelques aspects de ce mal politique absolu. On y trouve de tout désormais : de la corruption blanche, grise et noire ; celle à laquelle s'adonnent les « gens d'en haut » comme celle que pratiquent les « gens d'en bas ». Du scandale trop vite étouffé d'El Khalifa Bank à l'affaire, obscure entre toutes, d'exportation des métaux ferreux et non ferreux, des détournements de logements sociaux et autres prédations foncières, il y a décidément une panoplie d'exemples qui mériterait une recension exhaustive. Dans les rapports de Transparency International ou de la Banque mondiale, l'Algérie compte parmi les pays où la corruption est très répandue. Ce qui n'est pas lien causal avec la faiblesse de l'investissement direct étranger dans les secteurs hors hydrocarbures que compte l'économie nationale... Pourquoi donc la corruption a-t-elle atteint ces seuils ? Comment expliquer qu'en dépit de sa gravité tout à la fois économique, politique et sociale, paradoxalement, elle ne constitue toujours pas un sujet de débat politique ? Est-ce une question de définition, autrement dit de regard et de perspective ? Rien n'est moins sûr. Il en existe certes plusieurs approches. Dans les années 1960, tout un courant théorique défendait les bienfaits de la corruption. Certains, à l'instar du sociologue Merton, voyaient en la corruption un « instrument d'intégration des minorités et d'équilibres d'institutions aux tensions et aux passions des citoyens encore aux marges du système politique ». Il n'est pas dit qu'une telle approche n'ait pas été suivie pour opérer la sortie des foules de la sphère de la militance et du radicalisme. D'autres, comme le célèbre Samuel Huntington, pensaient que la corruption était en mesure de permettre l'articulation des demandes sociales et la distribution d'une partie des bénéfices - ici de la rente - aux groupes sociaux qui disposent de peu ou pas de ressources. La corruption, il faut tout de même la définir, est « un comportement qui s'écarte des devoirs formels d'une fonction publique en vue d'avantages sociaux ou économiques de caractère privé ; ou qui viole les règles s'opposant à l'exercice de certaines influences favorables aux intérêts privés ». Qu'en est-il d'un régime où - ainsi que l'a reconnu le président Bouteflika lui-même plus d'une fois - il n'est pas besoin de violer les règles tant il est vrai que celles-ci ne s'opposent pas toujours à l'exercice de certaines influences favorables aux intérêts privés... Entendue au sens le plus large, la corruption peut toutefois être appréhendée comme un usage de positions hiérarchiques visant à la conversion de ressources publiques en biens privés. Les formes que prend la corruption sont donc multiples : celles-ci concernent tout aussi bien les « dessous de table », que l'appropriation des biens publics à des fins privées, l'assimilation d'une position hiérarchique en droit de prélèvement, le détournement des usages de l'administration publique, le recours à la surfacturation, les « taxes informelles », les cadeaux et autres gratifications ex post pour service public rendu et autres cumuls des mandats. A y bien voir, il y a là en réalité deux types de corruption et non plus un : la corruption-échange social - dont le népotisme est l'archétype - et la corruption-troc (décisions administratives ou politiques contre argent). L'ennui est que la corruption est aussi une affaire de perception ; elle a partie liée avec le système de normes en cours dans une société : ce qui est toléré en Sicile ne l'est pas en Scandinavie. Le problème se corse davantage dans les configurations sociales où les normes sont précisément en conflit (symbolique et/ou physique) - comme cela est justement le cas en Algérie depuis l'échec du projet populiste nationalitaire. Dans ces cas de figure, l'imprécision entre le toléré et l'illicite tend à faire accroître considérablement la prolifération de la corruption au sein du corps social. Il n'est jusqu'à la devise populaire de « tag ala man tag ». Ici, l'aphorisme ne renvoie pas seulement à la déshérence des normes consensuelles, il exprime aussi l'inexistence d'une société de la citoyenneté. On l'aura déduit, l'ampleur de la corruption traduit, en négatif, une crise des fondements éthiques d'une communauté et d'un Etat : dans un régime démocratique, une communauté de citoyens et un Etat de droit, un scandale comme celui d'El Khalifa Bank aurait immanquablement provoqué un séisme politique, des démissions en cascade, des manifestations citoyennes à répétition. En dépit des pertes abyssales causées au Trésor public, cette affaire fut superbement éludée par la « classe politique » ; elle n'a même pas fait l'objet d'un débat électoral lors de la dernière élection présidentielle. Une hypothèse d'école : et si en même temps qu'elle contredisait l'ordre, la corruption devait en assurer le fonctionnement par d'autres voies ? En attendant l'invention démocratique, faut-il se réfugier dans la philosophie de Kant selon laquelle le sujet est « seulement soumis à sa propre législation universelle et doit agir seulement en conformité à sa propre volonté qui est législatrice universelle » ? Note de la rédaction : pour des raisons techniques, cette chronique n'a pu paraître hier. Mille excuses à nos lecteurs.