si on définissait, d'emblée, la création comme la destruction de ce qui préexistait auparavant et comme la remise en cause de la conformité ambiante, on n'échapperait pas à son contenu subversif et détonateur. Face à cette façon de secouer le préfabriqué et de le faire imploser dans la création pose comme un principe intangible et vital vis-à-vis d'elle-même et des autres, les sociétés et les pouvoirs politiques se sont de tous temps organisés pour s'opposer à la création artistique. Le pouvoir politique en s'entourant d'un arsenal de lois, communément la censure. La société en se barricadant derrière les préjugés religieux ou moraux. Parce que la censure n'est pas toujours le fait d'un pouvoir politique et administratif, mais elle émane souvent de la société elle-même, quelque part archaïque et réactionnaire, parce que traditionaliste par définition. Si la censure officielle, et qui existe dans tous les pays, sans aucune exception, avec des différences dans la façon d'agir, avec plus ou moins de subtilité et de nuance, ou avec plus ou moins de grossièreté et d'agressivité. Cette censure qui a traîné tant d'artistes, de philosophes, de créateurs et de savants devant les juges, les inquisiteurs et les accusateurs, a le mérite d'être à visage découvert, d'avoir des règles de jeu (certes perverses et retorses !) et des codifications qui ferment toutes les issues devant celui qui ose la défier. Mais il y a une autre censure dont on ne parle pas. Celle-ci porte une cagoule et n'est ni officielle ni codifiée. Elle ne dit jamais son nom. Elle est impalpable et invisible. Doucereuse et fine. Perverse. Elle est donc la pire. Terrifiante. Mortelle. Elle est partout. Elle est et naît spontanément dans toute société. Elle est dans les mentalités souvent et par définition archaïques, car elle puise ses moyens et ses capacités de nuisance dans l'idéologie sociale dominante capable de dominer et d'influencer le pouvoir politique qui y puise souvent ses arguments et ses paravents. En fait, chaque élément d'une société donnée (partout et à toutes les époques) s'érige souvent, consciemment ou non, en censeur moral, religieux ou politique par rapport à la production artistique. C'est la vision de la masse et de la populace, souvent ignare, imbue de sa bêtise, autosatisfaite d'elle-même. C'est pour cette raison que l'on va retrouver cette censure invertébrée surtout dans les espaces qui ont été créés pour protéger la création. L'université, par exemple, a toujours été et dans le monde entier un lieu où on impose un point de vue académique, mondain et sacerdotale. L'exemple de la littérature maghrébine longtemps soumise et ramenée par les Pères-Blancs à quelque chose d'anthropologique fastidieux et erroné, à une lecture ridiculement coloniale, perverse et paternaliste. Heureusement que cette critique est aujourd'hui dépassée et la littérature algérienne est prise en charge par une nouvelle génération d'universitaires maghrébins hantés par la modernité, la liberté et l'universalité ! Sans aucun tabou religieux ni politique. Mais avec un talent surprenant, par les temps qui courent. D'une façon générale, l'université, qui est, en principe, le lieu de l'ouverture de la tolérance et de l'inventivité, a toujours connu ce décalage qui l'enferme dans une sorte d'échec et de ratage par rapport à l'histoire. C'est-à-dire par rapport au mouvement du monde en tant que projection foudroyante et inattendue de ses propres éléments, à la fois induits et déduits. Jean Dejeux, un prêtre français qui a été intronisé « comme le pape de la littérature algérienne », comme le disait ironiquement Kateb Yacine, en a fait des dégâts dans la vision de certains universitaires maghrébins. A lui seul, Jean Dejeux était la censure incarnée ! Mais la pire des censures, c'est l'autocensure. Le pire ennemi du créateur, c'est lui-même, parce qu'il n'est pas l'émanation d'une société qui, y compris en Occident, privilégie encore le non-dit, la fausse pudeur et l'hypocrisie (qui est une forme de l'hystérie) religieuse. Dans notre société, plus particulièrement, où l'on fait l'apprentissage de la liberté, de la modernité (sous forme de modernisme, hélas !), il y a une peur panique de toute forme de changement perçu toujours comme un bouleversement, voire un séisme. Parce que l'artiste algérien est trop proche de sa réalité, il tombe dans un populisme désuet et parfois cocasse et échoue donc dans son envie de détruire le pré-jugé, le pré-conçu et le pré-existant. Imbu, souvent de ses propres préjugés, enfoncé dans ses propres tabous, fasciné par le pouvoir et par l'argent, il s'enferme irrémédiablement dans ses propres limites. Le création a peur, alors, de mettre entre son propre fantasme nodal et le monde réel un certain espace que Brecht appelait la distanciation. Du coup, toute cette frilosité, ce manque de sincérité, cette coupure entre la mentalité morale et sociale profondément retardataire et le projet artistique profondément avancé, tout cela fait que l'autocensure s'infiltre en nous, rend opaques nos conceptions de ce que nous voulons faire et de ce que nous sommes. Un exemple : l'inexistence totale du nu dans la peinture algérienne ! Au fond, si la censure et l'autocensure fonctionnent si bien, c'est parce que nous sommes un pays, un Etat et une société en transition dont l'inconscient collectif reste profondément archaïque et donc agressif et capable d'une violence autodestructrice, terrifiante.