Il est vrai qu'il y a beaucoup de distance entre le discours politique et le discours artistique, mais il n'empêche que le noyau commun aux deux types de discours est indéniable, ce qui permet entre eux un rapport de fascination et de rejet en même temps. C'est pourquoi il n'est pas possible au discours politique de détenir la vérité absolue et de faire du discours littéraire un discours annexé et marginalisé ; c'est-à-dire le priver de cette inquiétude qui est sa raison d'être, l'atténuer ou la diluer ; le vider de son contenu subversif et provocateur, de sa texture poétique et de son anarchie réglée selon une logique interne et une structure architectonique infaillibles. En effet, privé de tous ces éléments, le discours littéraire ou théâtral devient aussitôt un discours politique. Bien qu'il ait ses propres règles, l'art n'est pas dogmatique parce qu'il n'est pas préconçu, préfabriqué ou sacralisé d'une façon définitive. Au contraire, le discours et la pratique esthétiques revendiquent une mobilité constante et un ébranlement de tout élément capable de se transformer en dogme fixe et statique ; ceci, parce que les règles de l'art sont conditionnées par l'histoire, la société et la politique. En fait, ces règles sont souples à l'intérieur d'un dispositif général plus rigide. Mais le problème qui reste posé avec une telle insistance qu'il en devient une véritable obsession, c'est celui de l'existence de l'élément politique dans toute œuvre de création, d'une façon immédiate ou camouflée. Ceci car il n'y a pas d'art coupé de l'histoire et du contexte historique. C'est-à-dire un art qui ignore (ou feint d'ignorer) l'élément sociologique de l'histoire des individus et des groupes, et ne lui donne pas son importance cruciale, voire pathétique. Mais la nécessité d'ébranler le préconçu littéraire et politique impose à l'artiste honnête de reconnaître la « connivence » des deux types d'activité. Lorsque cela est admis et mentalement intégré, l'ébranlement du préexistant et du préfabriqué permet l'installation de la littérature comme une attitude excessive et extrême vis-à-vis de la vie et des gens, et comme une exigence qui détermine l'histoire et la définit tel un élément fondamental du monde. Il en découle une rupture totale avec le préjugé tenace qui veut que l'écriture soit le contraire de la politique et l'autre préjugé aussi tenace qui veut que l'écriture ne soit qu'un succédané de la politique. N'empêche que le facteur politique, avec ses éléments contradictoires et multiples, met en jeu l'opposition entre la vie matérielle de l'individu et sa vie intérieure et spirituelle. Ceci permet d'atténuer la distance entre la langue de la théorie (la politique) et l'expression du sensible (l'art). C'est-à-dire entre le concept d'intelligibilité des relations humaines et le concept de sensibilité de ces mêmes relations, dans un cadre toujours délimité historiquement et géographiquement. A ce moment, la littérature et la politique sont perçues d'une façon subjective et objective à la fois, par celui qui prend la responsabilité de décoder la symbolique pour faire la part de ce qui est poétique, sensuel et charnel et de ce qui est politique, rationnel et pratique. Tous ces éléments qui s'interpénètrent exigent cependant que le dénominateur commun soit nécessairement la praxie dans les deux projets. ll est notable qu'actuellement, en Algérie, chacun soit à la recherche - difficilement - d'un projet politique qui ne cesse de nous échapper par rapport à une société en mutation et en difficulté autoconflictuelle, et quelque peu ébranlée par sa fascination pour la modernité et son attirance pour le passéisme. Un société qui recherche désespérément un projet culturel qui ne peut pas avoir un seul et unique paramètre, parce que les différentes classes qui se sont formées depuis l'indépendance ont compris - intuitivement parfois - que leurs intérêts étaient en opposition, en contradiction fondamentale. La pratique historique a démontré que la nouvelle société algérienne après 1962 fonctionne à partir d'un noyau solide de nature socioéconomique que personne ne peut contourner. Certains ont cru que le type de guerre de Libération que nous avons vécu à partir de 1954 a tissé des relations sociales, morales et politiques d'une façon définitive, entre les différents éléments de la société. Mais la nouvelle réalité a prouvé le contraire, malgré différents éléments d'un peuple qui a subi les affres du colonialisme français et ses injustices, pendant une très longue nuit cauchemardesque. Ce pacte a longtemps fonctionné comme soupape, à partir d'une attitude morale érigée - spontanément - en mythologie sacralisée. Cette attitude communautaire était évidemment liée au caractère sacré de la guerre de Libération chez tous les Algériens. De là est né le populisme politique qui s'est ancré progressivement dans la mentalité générale et dans la conscience populaire. La situation est mûre pour l'ébranlement du préconçu tant politique que culturel. Parce que le politique s'est englué dans un projet de société opaque et brumeux et dans un autoritarisme qui empêche le fonctionnement des relais posés entre le sommet et la base. Parce que le culturel s'est embourbé dans un bureaucratisme opposé à l'épanouissement de l'imagination et de l'imaginaire. Parce que, surtout, il est géré par des incultes et des mauvais comptables. Sérier les problèmes politiques sans l'envergure visionnaire profondément ouverte sur la culture serait insuffisant, parce que la société algérienne, grâce à l'indépendance, a découvert des besoins culturels immenses, liés à la fois au problème de l'identification longtemps confisquée par le colonialisme et à l'ouverture sur le monde que les médias rendent primordiale. L'implication du discours politique dans le discours culturel, et vice-versa, donne une dimension formidable à cette passion qu'a l'homme de vouloir vivre et rêver sa vie.