Bien sûr, pour se consoler, il est toujours possible de recourir au vieil adage, à portée de pensée, selon lequel nul n'est prophète en son pays. Mais Assia Djebar est écrivaine et femme de surcroît et, a priori, la formule ne lui sied donc pas. Alors, pleurons bravement que l'auteur de Loin de Médine demeure toujours loin d'Alger et que son pays ne puisse encore lui offrir une distinction digne de ce nom. Ou du moins, faute d'une institution aussi vénérable que l'Académie française, la considération qui lui revient. Mais là, chacun peut constater qu'elle est logée à la même enseigne que ses pairs compatriotes, écrivains et créateurs de toutes disciplines qui, ici ou ailleurs, s'échinent à donner une voix ou un visage à l'âme du pays. Pour cruelles qu'elles soient, nos oubliettes sont égalitaires. Le souvenir de nos écrivains et de nos artistes, si prompt à s'éveiller devant leurs morts, ne peut-il donc jamais s'accommoder de leur existence ? Notre gratitude ne peut-elle s'exprimer à leur égard que dans l'oraison funèbre ? Ou, comme présentement, y compris dans ce texte, lorsque d'autres accordent à leur talent la gloire et les honneurs ? Pis, nous ne sommes pas même constants dans la logique de l'hommage post-mortem. Passées les démonstrations tardives, les afflictions sincères ou feintes et les promesses diverses, nous nous hâtons d'oublier leur vie et leurs œuvres. L'inventaire est rapide des rues, places et établissements qui portent le nom de ces illustres disparus, de même que celui de leur présence dans les médias, les programmes scolaires ou nos manifestations sociales. Dans ces mêmes colonnes, le récit par Waciny Laredj de l'enterrement de Mohamed Dib fut un témoignage poignant de ce phénomène. Est-ce eux qui s'exilent d'Algérie ou bien est-ce l'Algérie qui les exile ? A la fuite des cerveaux, s'ajoute celle des esprits. Les deux tracent en leur jonction une triste perspective de désincarnation sociale et culturelle quand des pays mieux armés en la matière s'affolent de la mondialisation. Qu'Assia Djebar entre à l'Académie française est sans doute un événement extraordinaire dans lequel on peut retenir qu'elle sera la première algérienne, la première musulmane et tout ce que l'on voudra de son appartenance à un sexe, à un pays ou à une ère culturelle. C'est assurément symbolique, et fortement, à condition toutefois de retenir qu'elle est avant tout un écrivain et que ce sont ses livres qui l'ont menée à cette honorable reconnaissance. Depuis Les Alouettes naïves, publié dans les années 1950 qui avait déjà distingué son écriture, que de chemin parcouru ! Traduite en plusieurs langues, récompensée çà et là comme par ce fameux prix des libraires allemands, il y a deux ou trois ans, maître de conférences dans des universités américaines de renom, elle a forgé son œuvre et lui a donné une dimension internationale que le prix Nobel de littérature a failli consacrer. A travers elle, il est possible que l'Académie française ait voulu également rendre hommage à la vivacité et à la diversité d'une littérature, dont les signatures anciennes et nouvelles ont fructifié par leur richesse d'expression le « butin de guerre » (dixit Kateb Yacine) d'une langue menacée dans le monde, tout en exprimant les douleurs et parfois les joies de leurs compatriotes. Désormais, parmi les « immortels », où il n'est pas négligeable qu'elle se distingue aussi par son charme, elle recevra sans doute d'autres reconnaissances et aura toute l'éternité académique pour attendre celle qui viendra de son pays. Au détour des news, nous pourrons la voir dans le prestigieux hémicycle arborer ses palmes, en rêvant peut-être aux palmiers d'ici qui poussent dans le désert comme chacun le sait.