Le poète vit toujours, mais où s'est-il formé ? Maître de langue, mais aussi tolérant, maître de la pensée moderne et engagée, il a fait ses « humanités », disait-on, autrefois, au lycée Okba, à la frontière de La Casbah et de Bab El Oued, au contact de deux quartiers aussi populaires l'un que l'autre. Sous la houlette de M. Tedjini, le lycée Okba recrutait dans son secteur géographique, auxquels s'ajoutaient quelques exclus d'ailleurs. Dans les années 1960 et au début des années 1970, beaucoup de ses élèves étaient orphelins ou avaient des parents de condition modeste ; Mohamed qui habitait « une maison honnête » de la rue de Chartres n'avait plus que sa grand-mère, il est aujourd'hui docteur d'Etat en maths à la faculté de Nice ; son cousin fut ambassadeur à Tunis, puis ministre ; Ahmed issu d'une des cités de Bab El Oued est un des cadres supérieurs des douanes ; Ali est rédacteur en chef à El Watan ; Benaouda est professeur à la faculté des Lettres de Bouzaréah, contraint aujourd'hui à l'exil. Mais la liste est inépuisable, et parmi eux, Tahar Djaout, dont le professeur des Français Rosette Faucon a été l'une des premières à recevoir les poèmes de l'adolescent. Les enseignants d'Okba, professeurs de français, professeurs d'arabe, professeurs d'allemand, qu'ils soient algériens ou français, algériennes ou françaises, dépassaient leurs différences. Au lycée Okba, une étroite solidarité les réunissait, et plus d'un week-end ils se sont retrouvés dans une atmosphère de détente. Durant la semaine, ils se donnaient pleinement à leur tâche, mais pas seulement pédagogique, chez ces adolescents, dont l'environnement culturel était réduit à sa plus simple expression, le lycée leur apportait, outre le bagage scolaire, des activités de tous genres : club de théâtre, groupe d'études sur Bab El Oued, club de langue, bibliothèques, sorties qui sont restées mémorables, car la presque totalité n'était pas ou peu sortie d'Alger. Les rapports entre les composantes de la communauté scolaire étaient chaleureux, les professeurs se dévouaient, les élèves se défonçaient, tous n'étaient pas des anges, et en dehors du lycée, les règlements de comptes étaient durs et parfois le « douk-douk » sortait de la poche, mais dès le portail franchi, dans une enceinte scolaire qui ressemblait à la cour d'une prison, eh bien ! c'est la libération par le travail qui l'emportait. Etudier pour être libre, indépendant certes, mais surtout découvrir la vie, se former. Le lycée Okba a été comme certainement beaucoup d'autres, mais du fait son recrutement, un creuset où des consciences se sont formées, aucun sujet n'était tabou et les discussions en dehors des cours étaient passionnées. Il n'y avait pas la parabole, et d'ailleurs très peu de familles avaient la télévision, le temps libre était occupé par les activités de toutes sortes. Elèves et professeurs vivaient alors l'idéal d'une société à construire, l'utopie qu'ils pouvaient enfin voir se réaliser ; ils se retrouvaient côte à côte dans une journée de l'arbre à l'Arbatache où ils reboisaient, dans une soirée du festival panafricain, dans une sortie mixte montée après moult péripéties, avec les filles du lycée Frantz Fanon, le car prenant d'abord les filles, puis les garçons, les unes à l'avant, les autres à l'arrière, pour aller découvrir une ferme autogérée dans le Sahel et l'usine de jus de fruits de Boufarik. Le lycée Okba avait un redoutable ennemi : le lycée Abdelkader (ex-Bugeaud) au passé prestigieux et situé beaucoup plus près de Frantz Fanon, aussi les nôtres étaient souvent en retard, il leur fallait courir plus vite - ils avaient aussi moins bonne réputation. La réputation, c'est comme la rumeur, il faut s'en méfier. Quand nous corrigions le baccalauréat et que les professeurs de divers établissements se retrouvaient, dès que nos collègues apprenaient que nous étions d'Okba, ils s'apitoyaient ou se reculaient, ah ! « ceux d'Okba », ils avaient mauvaise réputation et les professeurs devaient être à l'image des quartiers de leurs élèves. Mais au bout du compte, il fallait voir les résultats au baccalauréat, nous étions souvent en tête et 30 ans après, si nous faisons le bilan, il est plus que globalement positif. Nous avons formé des générations de garçons compétitifs, équilibrés, tolérants, ouverts à l'image de Tahar Djaout - toutes les frontières étaient abolies -, respectueux des idées des uns et des autres, une grande famille, un comité de gestion, disait M. Tedjini, le proviseur, s'était formé. Les élèves en détresse psychologique ou financière trouvaient toujours une aide ; ainsi nous découvrions, en classe de 4e de l'époque, un élève qui avant de venir au lycée se levait à 3 h pour travailler comme mitron, c'était lui qui ramenait le principal revenu de sa famille. Un autre travaillait le soir sous le lampadaire de la rue, car il n'y avait pas d'électricité à la maison. Et nous pourrions multiplier les exemples. C'était l'illustration de l'authentique démocratisation de l'enseignement et non pas de sa médiocrisation, car l'exigence pédagogique de tous les enseignants était rigoureuse, et les faux clivages linguistiques d'aujourd'hui n'étaient pas de mise. C'est à l'école que nos élèves devaient acquérir le savoir, l'esprit critique, la tolérance ; l'éducation était alors une noble mission. Nous devions être à la fois des initiateurs et des modèles, et en même temps laisser la personnalité de chacun s'épanouir, respecter les valeurs qui leur venaient de leurs parents et de leur terre. Délicat mélange, éblouissante réussite quand on voit aujourd'hui les résultats, car ces adolescents d'hier sont les pères d'aujourd'hui ; ce à quoi ils sont le plus attentifs, c'est à l'éducation de leurs enfants. Ils veulent les entourer, leur donner une richesse culturelle, car eux savent aujourd'hui ce qui leur a manqué hier. Claude Pierre (Paris, mai 2000) Temoignages « Son enseignement, il le prodiguait avec une passion inégalée, nous apprenant que l'histoire n'était pas une suite d'événements factuels, mais un enchevêtrement dialectique de la grande épopée humaine. Il nous inculquait ainsi le sens de l'analyse et de l'esprit critique. Lorsque j'ai appris sa disparition, je ne pus m'empêcher de me remémorer ces vers d'Edmond Rostand qui, à mon humble avis, le caractérise : Ne le plaignez pas trop, il a vécu sans pacte Libre dans ses pensées, autant que dans ses actes. Reposez en paix, M. Pierre, vous laissez à des générations d'élèves d'Algérie que vous aviez au cœur, le souvenir d'un humaniste ayant œuvré inlassablement et avec abnégation à la transmission du seul message qui vaille d'être transmis, car il enrichit tout le monde, sans appauvrir personne : celui du savoir. Pour cela, je vous en serai éternellement reconnaissant. » F. Benchekroun Ancien élève du lycée Okba « Les quelques notions de géographie, je les dois à M. Pierre qui m'a permis de faire la différence entre le nord géographique et le nord magnétique. M. Pierre imposait le respect ! Nous en imposer à nous qui traînions la réputation d'enfants de La Casbah, de Climat de France et de Bab El Oued. Il nous a appris la géographie analytique (déjà), l'esprit de synthèse et l'anticipation, l'histoire de l'humanité, et notre histoire, le respect de l'autre, la droiture. Ses cours n'étaient pas une corvée, ses interrogations écrites surprises... une hantise pour les ‘‘par cœuristes''. Des décennies après, j'ai continué à l'appeler Monsieur Pierre. Je suis fier de dire aujourd'hui que j'ai été l'élève de Monsieur Pierre Claude. » M. Benabdallah Mustapha Lycée Okba 1962-1969 « Il faisait partie des jeunes Français qui sont venus dans les premières semaines de l'indépendance, à l'appel de feu Khemisti, pour faire passer le baccalauréat, car tous les enseignants étaient partis, c'était la politique de la terre brûlée ou bien « après nous le déluge » , au choix si l'on peut dire les choses ainsi. Claude Pierre s'est attaché à cette terre d'Algérie et à son peuple et avec bien d'autres (je pense en particulier à Tarek Maurice Maschino en philo au lycée Emir Abdelkader). Il a formé des générations d'Algériens. Ses cours de géographie par exemple étaient illustrés par des diapositives (à l'époque, c'était une méthode pédagogique à la pointe du progrès) qu'il avait lui-même prises dans le Sud-Sahara, dans le Contantinois ou à Cherchell. Je voudrais ici le remercier, ce que je n'ai jamais osé faire de vive voix, et nous sommes nombreux à lui « devoir » peu ou prou ce que nous sommes modestement devenus. Je sais qu'il a beaucoup souffert avec le pays ces dernières années, je l'ai revu en l'an 2000 à Angers chez Benaouda et son amour pour l'Algérie était toujours intact... » Hakim Mahious