Ce fut un moment d'une rare émotion que cet hommage à Kaïd Benhenda dont l'insondable fierté aura conquis un public trop jeune pour verser dans la compassion. Car cet hommage organisé par une nouvelle association dont l'objectif premier est la sauvegarde du patrimoine chaabi et andalou fut une totale réussite. Non seulement par la personnalité tranchée de cet octogénaire qui saura garder le cap malgré un dénuement profondément vexant, mais par la présence d'un public essentiellement jeune, curieux et exigeant. En effet, si les nombreux mélomanes, à l'image de Moulay Benkrizy, Maazouz Bouadjadj, Hadj Berraho ou Youcef Ould Ali, se presseront dans les travées de la maison de la culture, ils seront rapidement noyés dans la masse compacte d'une jeunesse désœuvrée venue essentiellement pour se défouler comme à l'accoutumée lorsque des adolescents s'invitent à une soirée du genre. Heureusement que les organisateurs avaient concocté un programme qui tranchera avec les ronrons habituels. En effet, à seulement quelques jours de l'évènement, Sid Ahmed Hadjar et ses complices auront l'ingénieuse idée d'aller à la rencontre de Kaïd Benhenda -dans ce qui s'apparente à un véritable capharnaüm et qui lui tient lieu de refuge- pour nous en ramener des images saisissantes de la vie ordinaire d'un artiste égaré au milieu de cet ombrageux quartier d'El Arsa. Cet infatigable admirateur d'El Anka, Hadj Mrizek, Cheikha Tetma, Fadela Dziria, Amar Laâcheb et Amar Ezzahi, racontera avec humour son apogée durant les années cinquante aux côtés du talentueux Hadj Sika et, plus tard, du jeune Maazouz Bouadjadj. C'est avec beaucoup d'humilité et d'un zeste de nostalgie qu'il égrènera, d'une voix à la fois chaude et langoureuse, les premiers tubes de Hadj M'hamed El Anka et Hadj M'rizek, inspiré des disques que son défunt père ne cessait de passer sur le phonographe familial. Doué d'une mémoire prodigieuse, il interprétera un vieux tube composé à l'occasion de l'indépendance et que personne n'écoutera depuis plus de 43 ans. Et c'est avec beaucoup d'émotion que le vieux chanteur se fera reprendre non par ses anciens compagnons mais par ces ados venus depuis les quartiers du Plateau et de la Pépinière. Au grand désappointement de leurs aînés qui venaient de se faire surprendre par ces fougueux garçons qui leur administraient la preuve qu'ils pouvaient apprécier ce genre de chanson à la seule condition que l'interprète y mette de l'abnégation et de la sincérité. Kaïd Benhenda n'en manquait point, lui qui, depuis l'année 1978, n'avait plus eu l'honneur de monter sur une scène, fut-elle érigée, comme c'était de coutume, dans une ces tortueuses ruelles du vieux Tigditt. La musique peut guérir de tout Pour cet interprète de l'ombre qui peine à joindre les deux bouts et qui désespérait de se voir un jour adulé, il faudra un peu plus pour le réconcilier avec ce monde impitoyable. Car, en plus de la déchéance affligeante qui l'entoure et qu'un documentaire restituera avec rigueur, Kaïd Benhenda est fortement blessé par la maladie de Mahfoud, son fils cadet. Souffrant d'une dépression nerveuse, son séjour dans un centre spécialisé l'aura davantage traumatisé, à telle enseigne que ceux qui avaient l'habitude de le croiser à l'occasion d'une célébration, il y a de cela quelques années, découvriront un homme vieilli avant terme. En effet, le recours systématique à l'usage des neuroleptiques ainsi que les sévices qu'il aurait subis l'auront profondément marqué. Titubant comme le ferait un lépreux en phase finale, Mahfoud est devenu méconnaissable. Jusqu'au moment où une personne attentionnée lui mettra une guitare entre les mains. Et ce fut la métamorphose en direct. De cet homme au regard hagard et à l'allure défaite, Mahfoud se transformera en véritable virtuose. Celui que l'on croyait malade et dont le père réclamait tout juste une place à Frantz Fanon, redevenait l'artiste qu'il n'a jamais cessé d'être. Le moment fut d'une telle intensité qu'un jeune adolescent se demandera à haute voix si ce n'était pas la société qui était malade de vouloir enfermer un tel génie. Surtout lorsque Mahfoud s'aperçut que l'instrument n'était pas accordé, et s'y emploiera avec abnégation. Le regard toujours absent et l'esprit absorbé par les mélodies qu'il enchaînait comme un maestro. Revenus dans son milieu, les joues gonflées par les corticoïdes et les humiliations, il survolera avec détachement l'hommage rendu à son père. Démontrant encore une fois que la musique peut guérir de tout, sauf de la bêtise humaine. Car la place de Mahfoud n'est certainement pas dans un centre psychiatrique mais au milieu des siens. Pour peu qu'une association le tire enfin de son isolement afin que son octogénaire de père se réconcilie avec ses pairs au-delà d'un hommage.