Eminent journaliste, historien de la photo et auteur de plusieurs ouvrages, dont La Révolution algérienne et Le FLN en Algérie, publiés chez Plon en 1959 et 1962, Charles-Henri Favrod revient sur ses premiers contacts avec les chefs de la révolution et sa prise de conscience de la situation en Algérie pendant la période coloniale. Il s'exprime sur les Accords d'Evian, la stèle édifiée en France à la mémoire de l'OAS et la loi du 23 février glorifiant le colonialisme français. M. Favrod est président de la Fondation pour le patrimoine culturel algérien. Vous étiez au cœur de la révolution algérienne. Vous avez défendu la cause du peuple algérien et vous étiez à l'origine des premiers contacts entre le FLN et les autorités françaises. Est-ce que vous pouvez nous résumer ce moment fort de l'histoire ? Je me suis intéressé à l'Algérie coloniale à partir de 1952. J'ai découvert la situation qui m'a scandalisé. J'ai été loin d'imaginer, à distance, ce qui était le statut véritable du peuple algérien, les humiliations quotidiennes et les scandaleux profits faits aux dépens du peuple algérien. La misère, parce que personnellement je me suis rendu dans des régions qui étaient, en général, peu fréquentées par les Européens. Je pense aux Aurès en particulier où la situation était dramatique. Aujourd'hui, on parle volontiers de situations dramatiques dans différents pays où des conditions particulières ont créé des drames. Pour moi, le Darfour aujourd'hui, c'était l'Aurès hier. Et dans des conditions de sous-administration - quand je dit sous-administration, c'est l'absence totale de présence scolaire, médicale - c'était une espèce de l'ignorance de la situation qui est, d'ailleurs, révélatrice de la stupeur des Français quand, en 1954, le pays se lève et pose désormais et pendant toute la période de la guerre d'Algérie les problèmes graves. Ma conscience de la situation en Algérie est bien avant la guerre. Désormais, à partir de ce premier voyage, je suis convaincu qu'on va vers quelque chose d'explosif. A l'occasion de ce premier voyage, j'apprends également ce qui s'était passé le 8 mai 1945. Ce que j'ignorais auparavant, comme la plupart des observateurs européens. Parce qu'on fêtait la victoire (la victoire sur le nazisme et la fin de la Seconde Guerre mondiale, ndlr) et on ignorait que cette victoire était d'abord algérienne. Nous étions conscients que cette guerre qui a libéré la France a été menée par une France libre qui était d'abord algérienne. Je vais vous déclarer quelque chose qui est aussi étonnant : ce premier voyage en Algérie m'a valu une prise de conscience de la situation explosive. A Alger, j'ai vu embarquer les tirailleurs algériens pour l'Indochine. Cela m'a provoqué un véritable choc psychologique parce que pour moi, ces tirailleurs étaient ceux qui avaient fait la bataille de Casino, c'était ceux qui avait été sur le champ de l'Alsace-Lorraine ; on les utilise tout à coup dans une guerre coloniale. C'était tellement anachronique et scandaleux que je me suis engagé aussitôt auprès des autorités françaises pour obtenir le titre de correspondant de guerre en Indochine. J'ai suivi la guerre d'Indochine à cause de l'Algérie. Quand j'ai vu s'abîmer les intérêts français dans cette colonie la plus glorieuse, je me suis dit que le rôle de l'Algérie est venu. Donc à partir de ce moment, j'ai suivi les événements avec beaucoup d'attention. Je suis venu en Algérie avec beaucoup de scepticisme sur ce que me disait mes accompagnateurs français. J'étais sur mes gardes pour garder ma lucidité. Je voulais aussitôt établir des contacts avec les Algériens les plus accessibles. Le premier contact était avec la Fédération de France du FLN. J'ai rencontré Boudiaf en 1955. L'homme m'a fasciné. Le contact avec cette fédération m'a permis de découvrir la misère de Nanterre. Après la misère des Aurès, j'ai découvert la misère de Nanterre. Justement, vous avez côtoyé de nombreuses personnalités historiques algériennes, dont Tayeb Boulahrouf, décédé il y a quelques jours. Il était un ami particulier pour vous. Pouvez-vous nous en parler ? Dès le moment où la Fédération de France a établi sa base de sortie et d'acheminement de ses militants à Lausanne au début 1956, j'ai rencontré Tayeb Boulahrouf. J'étais très proche de lui et il est devenu quelqu'un d'associé à la famille. Ma femme lui a appris à conduire et mon fils aîné trouve en lui un parrain. Nous sommes en deuil. Nous étions ensemble dès 1956 et j'ai eu des contacts très étroits avec Tayeb, même quand il a quitté Lausanne pour Rome. Nous avons même failli sauter ensemble quand on a fait exploser sa voiture. Nous avons donc échappé à un attentat des services français. Tout cela nous amène à envisager une négociation. Tayeb Boulahrouf conçoit cette négociation sur une base de caution internationale. Il estime que la Suisse peut rendre un service, parce qu'elle était en tête à tête avec la France. En 1957, il s'est passé quelque chose de beaucoup plus grave pour la Suisse : nous avons découvert que le chef des services secrets suisses, un certain Laurent du Bois, avait des contacts avec Guy Mollet en France même. Du Bois n'a rien trouvé de mieux que de passer les écoutes de l'ambassade d'Egypte. L'ambassade de France en Suisse a complètement échappé au contrôle. Il y avait à l'ambassade l'ancienne secrétaire de de Gaulle à Londres, Elisabeth Miribel, et c'est elle qui nous a prévenus que les écoutes passent systématiquement et que les Français savent tout des rapports entre le FLN et l'Egypte. Dès que l'affaire a été révélée par La Tribune de Genève, il y a eu des contestations de la part des autorités suisses et le procureur Du Bois s'est suicidé. Concernant les négociations, les contacts ont débuté dès 1959, mais sans aboutir. Il y a eu des contacts également qui ont précédé l'arraisonnement de l'avion. J'ai tenté moi-même d'établir des contacts avec les Français dès 1960. La première rencontre avec Pompidou a eu lieu en mars 1961. J'ai eu à ce moment des contacts avec Saad Dahleb. Il a joué un grand rôle dans les négociations. Je vous raconte une petit histoire : Chayet a reçu l'ordre du gouvernement français de ne pas serrer la main aux Algériens. Mais quand Dahleb est rentré dans la salle avec les deux mains tendues, il dit : « Monsieur Chayet, les deux mains plutôt qu'une. » Je me souviens de la bouche ouverte de Chayet, qui était stupéfié. Ce dernier m'a dit après cette scène : « Les yeux que j'avais fermés se sont ouverts et j'avais compris que c'était possible de négocier avec ces gens qui avaient cette spontanéité. » Mais pourquoi, selon vous, le premier Evian a échoué ? Il a échoué parce qu'il a été mal préparé techniquement. En plus, la Suisse était très pressée. Elle a cru qu'il suffisait d'un tapis vert et que les Algériens retournent sur le tapis vert et allaient tout accorder. C'était une illusion qu'avaient les chancelleries en général. Dahleb, et je partage sa crainte, savait qu'au moment où les négociations avanceraient, l'OAS se déchaînerait. Donc, il a tenu à ce que les négociations soient gardées dans le secret et que l'annonce publique ne serait faite qu'après une bonne préparation afin de couper l'herbe sous le pied de l'OAS. C'est ce qu'on n'a pas fait. Résultat : l'OAS s'est déchaînée et vous savez ce que signifie l'année 1961 pour l'Algérie sous la coupe des assassins. Après tout cela, les premières négociations ont échoué. La question du Sahara n'a pas été abordée et ça a capoté. Qui a demandé qu'on reprenne les contacts secrets par la suite ? Ce sont Chayet et Dahleb. Vous avez évoqué l'OAS. Ces derniers jours, il y a eu une polémique en France autour d'une stèle commémorative de cette organisation criminelle. Qu'en pensez-vous ? C'est une infamie ! On va célébrer les assassins ? C'est scandaleux vis-à-vis de l'Algérie et je dirais que c'est démentiel par rapport à l'histoire française. L'OAS a été l'ennemie de la république. Ce sont des gens qui se sont comportés en Algérie d'une façon tellement ignominieuse. Je me souviens de ce qu'ont été pour l'Algérie l'année 1961 et le début de 1962 avec les exécutions et les crimes les plus odieux de cette organisation. Ce sont des crimes passibles des tribunaux internationaux et ne sont pas dignes de l'amnistie que la France a immédiatement décidée. Il y a également la loi glorifiant le colonialisme français que le Parlement de ce pays a adoptée le 23 février dernier... Alors j'aimerai bien savoir qui était derrière cette décision. Il y a des gens qui me disent que c'est Douste-Blazy. Cette loi est contraire à la politique de Chirac. C'est un coup bas qui a été fait par une droite nostalgique et manipulée. Ils ne se sont même pas rendu compte des conséquences que cette loi aura sur le traité d'amitié. Ce traité ne peut avoir lieu que dans la lucidité et la reconnaissance du passé.