Ecrivain et journaliste suisse de grande notoriété, Charles-Henri Favrod est attentif au monde depuis les années 1950. Il est également éditeur de L'Atlas des voyages et de L'Encyclopédie du monde actuel, producteur de films, dont Le Chagrin et la pitié, il est aussi à l'origine de la Fondation suisse pour la photographie. Dans cet entretien, l'auteur revient sur certaines dates historiques importantes qui ont jalonné son parcours de jeune journaliste. Il nous livre ses impressions sur l'Algérie, ce pays qui l'a aidé à forger sa conscience politique. Vous êtes à Alger, aujourd'hui, pour donner une conférence de presse au CIP d'El Moudjahid portant sur votre volumineux livre La révolution algérienne... Je suis ici à l'occasion de la réédition de mon ouvrage sur la révolution algérienne qu'on veut bien considérer comme « un livre fondateur ». C'est en effet le premier à porter ce titre alors qu'il n'était question que de Rébellion, paru chez Plon, qui hésitait pas d'autant plus qu'il était l'éditeur respectueux de Mémoires du général de Gaulle. Il n'existait rien dans les années 1950 sur le Front de libération national et ce ne fut pas facile, à l'époque de clandestinité et de l'omniprésence policière, d'obtenir des témoignages de militants. Enfin, je suis heureux que cette réédition intervienne alors que je ne dispose plus que d'un exemplaire de l'édition originale complète en 1962, et qu'elle paraisse à l'enseigne de Saâd Dahleb qui a été mon ami le plus cher en même temps que le fin diplomate, maître à prénégocier avec les Français. Vous avez foulé le sol algérien pour la première fois en 1952 alors que vous étiez un jeune journaliste à La Gazette de Lausanne. Vous avez été le témoin de la barbarie française, pouvez-vous revenir sur ces souvenirs mémorables et douloureux à la fois ? En 1952, je suis arrivé à Alger au terme d'un voyage que j'effectuais autour de la Méditerranée. Je n'ai appris qu'alors les massacres dans le Constantinois du 8 mai 1945. Le monde fêtait la fin de la guerre et la victoire sur le nazisme. L'opinion n'a donc rien su de cette barbarie. Comment mieux aborder la question algérienne pour le jeune journaliste que j'étais, prêt à croire à une possible expérience de l'Algérie française ? Du jour au lendemain, à traverser le pays d'est en ouest, sans m'en tenir au littoral, mais découvrant la terrible misère de l'intérieur. J'ai eu une soudaine révélation de ce qu'allait être le proche avenir. On me disait que la situation en Tunisie et au Maroc ne pouvait avoir de conséquence « en territoire français ». Je comprenais que la guerre d'Algérie avait commencé en 1945 à Sétif, à Guelma, dans les gorges de Kherrata et donc que le pire était en marche. Vous vous définissez comme un vieux crocodile de l'histoire algérienne. Etes-vous également un pourfendeur du colonialisme sous toutes ses formes ? Un vieux crocodile, certainement après tant d'années ! Mon premier contact avec le passé colonial a été pour la rencontre au Caire avec Abdelkrim, héros de la guerre du Rif, auprès duquel se trouvaient les jeunes nationalistes maghrébins : le Tunisien Salah Ben Youssef, le Marocain Allal El Fassi, les Algériens Hocine Aït Ahmed et Mohamed Khider. La guerre du Rif, c'était en 1927, l'année de ma naissance, et son vainqueur était le maréchal Pétain. Mon face-à-face avec le vieux guerrier se situe au début de 1952. Il avait alors 70 ans. Il faut rappeler que déporté à la Réunion, la France avait jugé bon de le rapatrier pour lui assurer une résidence surveillée en métropole. Avec outrecuidance, la bateau qui le ramenait emprunta le canal de Suez. Même Farouk, roi d'Egypte, ne pouvait accepter cet affront et le fit libérer à Ismaïlia. L'épisode date de 1947. Comment mieux illustrer l'aveuglement français et l'ignorance de ce qui était en cours ? Le colonialisme consistait surtout dans cette superbe, cette conviction de toute puissance et d'impunité, cette arrogance. Les Français d'Algérie que je rencontrais ensuite, me disaient : « L'Algérie, c'est la France, et la France, c'est nous ». Mis à part le continent africain, vous êtes également un fin connaisseur du contient asiatique... En effet, j'ai arpenté toute l'Afrique noire. Mais en 1952, j'ai vu embarquer au port d'Alger des tirailleurs algériens en partance pour l'Indochine. Rentré à Paris, j'ai fait aussitôt les démarches pour devenir correspondant de guerre et obtenir un ordre de mission pour Saigon et Hanoi. J'ai donc, au fil des mois, assisté à la déroute de l'Indochine française, jusqu'à Dien Bien Phu. A chacun de mes voyages, j'ai fait escale dans les pays d'Asie sur ma route et assisté à la décolonisation en cours, en Birmanie, en Inde, au Pakistan, sans oublier la Chine, ni surtout les pays arabes et singulièrement l'Egypte où Nasser venait d'accéder au pouvoir. C'est dire que mon constat me mena tout droit au 1er novembre. Vous étiez l'un des intermédiaires entre la France et le FLN algérien à l'aube des accords d'Evian. Pourquoi, justement, ces accords sont-ils toujours secrets ? Bien avant le processus d'Evian, j'ai été porteur de messages, de part et d'autre, sans me décourager de voir qu'ils ne menaient à rien. C'est vrai aux derniers jours de la IV République et dès l'avènement du général de Gaulle, les choses se sont enfin accélérées après les manifestations du peuple algérien en décembre 1960. De Gaulle s'en émut et j'ai été à porter une déclaration officielle pour l'ouverture d'une véritable négociation à Ferhat Abbas durant la conférence de Casablanca. Au début de février 1961, j'ai pu organiser une rencontre à Genève entre Saâd Dahleb et Claude Chayet qui avait reçu l'ordre impératif de ne pas serrer la main. Dès l'abord, Dahleb s'écria : « M. Chayet, bonjour, les deux mains, plutôt qu'une ! ». Ce fut aussitôt le dégel et les deux hommes, devenus amis, poursuivirent heureusement les contacts secrets après l'échec du premier Evian. Personnellement, dans ma conviction que le fossé demeurait immense, j'étais partisan de la plus grande discrétion plutôt que de la tapageuse conférence publique, véritable défi à l'OAS qui en profita durant toute l'année 1961 pour torpiller toute idée de cohabitation. Les accords d'Evian finirent par voir le jour. Ils ne sont pas secrets. Ils étaient déjà caducs après avoir été laborieusement mis au point puisque les Français, dont ils étaient censés garantir les droits, avaient presque tous choisi le départ définitif. Quel est à présent votre rapport avec l'Algérie ? Mon rapport avec l'Algérie, c'est de lui avoir toujours été fidèle, multipliant les voyages et les contacts avec tous mes nombreux amis « historiques » ou pas. J'ai choisi, en particulier, de venir souvent durant les années 1990, quand la terreur régnait et que l'Algérie affrontait, seule, incomprise, le combat contre les Afghans, les taliban et ce, bien avant le 11 septembre 2001. L'Algérie a contribué à forger ma conscience politique et je lui en suis très reconnaissant. Permettez-moi de vous avouer : « J'ai la prétention de me sentir aussi Algérien et je le dis en saluant, la main sur le cœur ».