la révélation m'est donc venue de l'Orient », écrit Henri Matisse en 1947. Si l'Extrême-Orient (la Chine et le Japon, en particulier) l'avait aidé à formuler sa théorie, ce sont les arts musulmans qui ont exercé l'influence la plus profonde sur sa pratique picturale. Matisse a découvert l'art islamique alors qu'il était un jeune débutant. A 25 ans, il fit son premier voyage en Afrique du Nord. Il visite les trois pays et revient pour y faire de longs et fréquents séjours, tout en étudiant le droit au Havre. L'art islamique l'éblouit d'emblée et le fascine. Il le définira « comme un art décoratif, au sens fort du terme ». Très vite, Henri Matisse va comprendre que cet art, considéré comme minimum en Occident, surtout depuis la Renaissance, est un art majeur. Il dénoncera certains auteurs de la Renaissance qui avaient contourné l'art musulman dans l'accessoire et l'insignifiant, face aux arts majeurs (peinture et sculpture) considérés comme porteurs de significations fondamentales et philosophiques. Henri Matisse prendra le contre-pied de cette thèse très répandue à l'époque où il commençait à peindre. Pour lui, l'art musulman est un art du sacré et du mystique. De plus, ces significations sont précisément celles auxquelles Henri Matisse apporte son adhésion et sa ferveur. « Puisque, écrit-il, les arts musulmans bannissent la représentation du malheur et l'épaisseur corporelle qui sont sources du tragique, ces arts donc sont voués exclusivement et intégralement à l'exaltation du bonheur. » Pierre Schneider, qui a consacré plusieurs livres à Henri Matisse, écrit au sujet de cette subjugation parfois exagérée chez le peintre français : « Le souci d'interdire la réalité porteuse d'ombre de concept pur et d'abstraction totale, les conduit à n'utiliser que quelques couleurs pures et des lignes arabesques ordonnées selon le système le plus apte à respecter scrupuleusement la bi-dimensionnalité. » Le tapis résume ces objectifs de l'art islamique. Aussi, est-ce à travers lui que Matisse va assimiler la cohabitation de l'image et de l'écriture, le goût des revêtements de céramique et celui des tapis muraux. Et c'est à travers le tapis, en effet, que Matisse va introduire la notion de Ferdaous, comme l'Eden absolu et le jardin du bonheur. Le Ferdaous est le paradis coranique. Ce mot revient plusieurs fois dans le Coran et sera récupéré par les mystiques musulmans, comme un mot à part. Des Tapis rouges (1906) au Rideau égyptien (1948), les tableaux où l'Eden (du nom de la ville d'Aden, au Yemen) joue un rôle essentiel, vont s'accumuler dans l'œuvre de Henri Matisse. A travers eux, nous pouvons suivre l'évolution du peintre. Un évolution qui ne va pas sans fluctuations, va-et-vient, retours en arrière et retours intempestifs et passionnés. Ainsi, Matisse quitte de temps en temps sa philosophie du Ferdaous pour revenir au réalisme occidentale, à l'art abstrait et à l'impressionnisme. Dans les Tapis rouges, des plis profondément creusés assujettissent les tissus bariolés à la perspective. Mais le tapis est aussi porteur d'une cohabitation, dont la caractéristique est d'échapper à la profondeur tridimensionnelle ; d'y adhérer au plan pictural et de s'y propager dans tous les sens et toutes les directions. On peut suivre cette étrange prolifération irréaliste d'un motif floral, décoratif, à partir d'une étoffe réelle, dans un tableau que le peintre de la sensualité abstraite a peint en 1991 et intitulé : L'Intérieur aux aubergines. A travers la remise en cause du chevalet traditionnel par la technique du tapis, on assiste dès lors à la naissance de l'abstraction bi-dimensionnelle, dont l'archétype est le pays, et à l'apport de la tridimensionnalité réaliste, dont la peinture de chevalet était productrice. Avec Matisse et sa passion pour l'art maghrébin, une nouvelle peinture était née en ce début du XXe siècle. Pierre Schneider, dans son colossal Matisse, insiste beaucoup sur cette fascination orientale chez le peintre. (A suivre)