On danse, dit-on quelque part avec un soupçon d'hésitation, pour se découvrir des accents spécifiques qui seraient en mesure de répondre à un certain désir en ce bas-monde. De fait, il n'y a pas que la sensation de joie ou de tristesse qui prime dans le geste du danseur, il y a aussi la grandeur des idées, celles qui font de l'homme ce qu'il a toujours été à travers les âges. Qu'y a-t-il de commun entre le grand peintre Henri Matisse (1869-1954) dans sa série de panneaux La Danse, et les derviches tourneurs, secte fondée à Konya, en Turquie, au XIIIe par le poète persan Djalal al-Din Rumi (1207-1273) ? Rien apparemment, sinon que les deux principales dimensions géométriques, la verticale et l'horizontale, se répètent un peu partout dans la vie de tous les jours. On observe le ciel, dans sa grandeur métaphysique, ou on se replie sur soi pour ne regarder que la terre. En effet, les adeptes de Rumi dansent frénétiquement même, pour transcender l'ici-bas, et parvenir à l'anéantissement dans tout ce qui est divin. On danse également dans la peinture de Matisse, mais pour exprimer une certaine joie terrestre. Ce dernier, ayant entrepris des voyages à Tanger et à Alger, au début du siècle dernier, c'est-à-dire là où il était censé être en contact direct avec la culture musulmane, devait répercuter, dans sa peinture, ses impressions en recourant à des expressions gestuelles qui lui étaient propres. Rumi, quant à lui, savait quelque chose, sinon beaucoup de choses, sur le côté caché de ces mêmes expressions qui exhortent l'homme à s'élever vers les hautes sphères. Cette démarche, bien qu'à double sens, reste égale à elle-même un peu partout. Cela tourne, vertigineusement, chez les « mawlawiyya », au rythme d'une musique aux accents persans évoquant les contreforts et les steppes de l'Asie centrale, et, sauvagement, sommes-nous tentés de dire, dans l'œuvre de Matisse. Où pourrait-on trouver l'origine de ce déhanchement sinon dans les profondeurs de l'homme lui-même ? Toutefois, si le but recherché diffère foncièrement de l'un à l'autre, Rumi et Matisse se trouvent réunis par la grâce de la danse en tant que mode d'expression. Les 30 000 vers pour dire sa douleur, suite de la perte de son maître spirituel, Chams al-Din de Tabriz, n'avaient pas suffi à Rumi pour calmer une passion débordante et se mettre au diapason du monde transcendantal. Il se devait donc de trouver un côté physique à cette même passion, c'est-à-dire, une espèce de sphéricité du geste, d'où ces danseurs qui tournent sans cesse pour se mettre en relation directe avec le Ciel. Matisse, lui, fait autant avec ses danseurs, dont les figures rendues dans leur nudité première, s'attachent à se coller à la terre pour exprimer une certaine joie. Rumi et Matisse ne vont pas sans rappeler l'idée philosophique si bien rendue dans la fameuse fresque de Raphaël (1483-1520) L'école d'Athènes qui met en opposition Platon et Aristote. En effet, Matisse reproduit, indirectement, le geste d'Aristote qui pointe sa main en direction de la terre, alors que Rumi, par le truchement de ses danseurs, pointe la sienne en direction du ciel à la manière de Platon dans la même fresque. Matérialité contre spiritualité, et vice-versa, pourrait-on dire à ce sujet, ou le monde des concepts, selon la théorie platonicienne, face au rationalisme d'Aristote. L'œuvre picturale de Matisse, celle qui traite de la danse proprement dite, se trouve inscrite dans un format circulaire, et ancrée, profondément, au terrestre séjour. La rotondité du geste de Rumi, quant à elle, prend appui sur le côté hautement lyrique de la musique au premier stade, puis elle abandonne sa propre forme géométrique en cheminant vers l'infini. En somme, qu'il voltige dans les hautes sphères ou qu'il racle le fond de l'océan, l'homme est toujours appelé à inventer la vérité, sa propre vérité. Même évoluant dans une piste fermée, comme les derviches tourneurs ou les danseurs de Matisse, son geste se veut généreux, à sa propre hauteur, et c'est ce qui lui évite de basculer dans le chaos.