La « quiétude saharienne » paraît, en cet été caniculaire, sinon rompue, du moins ébranlée par l'explosion émeutière qui se manifeste depuis quelques semaines d'une région à l'autre de l'immensité du Grand Sud algérien. De Djanet, à la fin du mois de juin, à Tamanrasset, la semaine écoulée, en passant par Béchar Djedid, début juillet, comme un vent d'émeutes, chargé de colère sociale et de furie destructrice, semble en effet brusquement se lever, causant sur son passage destructions en série et saccages en tous genres. L'an dernier, on s'en souvient encore, des explosions de violence de même ampleur avaient éclaté çà et là : à Ouargla, aux heures les plus « chaudes » d'une précampagne électorale particulièrement « disputée » ; à Adrar, Ghardaïa et Tkout, tout juste un mois après le scrutin présidentiel. Que traduit la fréquence de ces explosions de violence sociale ? Sont-elles des phases d'un nouveau cycle d'émeutes symboliquement inauguré par le « printemps noir » en avril 2001 ? Quels liens entretiennent les émeutes des années 2000 avec celles qui le pays a connues depuis le « printemps berbère » de 1980 à l'explosion sociale d'octobre 1988 en passant par les émeutes de La Casbah de 1985 et celles de Constantine de 1986 ? De quel registre procède ce phénomène : celui d'une « culture de l'émeute » - pour reprendre la thèse de Bertrand Badie - ou de celui des « révoltes primitives » - chères à l'historien Eric Hobsbawm - annonciateur de « mouvements sociaux » modernes, comme ceux que l'Europe a connus entre 1750 et 1850 ? Il est de bonne méthode, pour mieux saisir le phénomène, au moins à sa surface, de rappeler à gros traits quelques données sociologiques fondamentales. Les explosions spontanées de violence de ces derniers mois se produisent dans les nouvelles agglomérations urbaines et non plus dans les grandes villes - comme cela a été le cas dans les années 1980. Il n'y a rien d'étonnant à cela, car les taux d'urbanisation les plus élevés de ces dernières années ont été enregistrés, désormais, dans les villes moyennes et à la ceinture périphérique des grands centres urbains. En dépit des efforts accomplis ces dernières années, ces espaces nouvellement urbanisés accusent un manque criant d'infrastructures (productives, pédagogiques, administratives, hospitalières, routières, sportives, culturelles, etc.). Dans ces « faubourgs », le chômage est élevé, la marginalisation sociale rudement vécue et le sentiment d'exclusion particulièrement aigu. Or ces attentes sociales sont d'autant plus fortes qu'elles sont alimentées par la formule clientélaire de l'Etat rentier distributeur nécessaire à la reconduction du système politique. C'est là tout le paradoxe de ces émeutes : elles s'en prennent violemment aux édifices de l'Etat non point pour exprimer son rejet, guère davantage pour y manifester une volonté de constitution d'un espace autonome propre à une société civile, mais bien plutôt pour lui signifier, hic et nunc, sa « dette » clientélaire envers ses administrés-clients. Le paradoxe redouble d'acuité en phase d'aisance financière, comme cela est le cas de l'Etat rentier algérien continûment depuis six ans : « La privation, pour reprendre l'analyse désormais classique d'Albert Hirschman, devient insupportable lorsqu'on cesse de croire aux chances de la voir s'atténuer ; elle est avivée lorsqu'elle succède à une conjoncture économique favorable. » Ces émeutes traduisent, en d'autres termes, les ratés du clientélisme d'Etat, le déficit de distribution clientélaire des ressources et des bénéfices de la rente aux groupes sociaux. Elles sont, dans le même temps, le symptôme de la crise du politique : en refusant en effet l'institutionnalisation du conflit social, l'expression autonome des revendications et la représentation politique de la société selon les intérêts en conflit, le régime politique génère l'émeute, expression extrême et violente de la « prise de parole ». Les émeutes de ces dernières années sont l'œuvre rageuse d'une jeunesse désemparée, lourdement frappée par le chômage, l'exclusion et le désespoir. Selon les statistiques officielles, il y aurait annuellement entre 300 000 et 350 000 exclus de l'école : sur 100 élèves entrés en première année de l'enseignement général, moins de quatre seulement parviennent à l'université ! Sans formation à la clé, ils sont livrés, pieds et mains liés, au chômage ; devant l'absence d'urbanité et de socialisation associative et culturelle, ils sont pour ainsi dire happés par le vide. Mais « si ces jeunes souffrent du chômage, ce ne sont pas tellement les valeurs du travail productif qui semblent servir d'appui à une conscience de soi ou le levier de la formation d'une action collective », relève pertinemment le regretté Saïd Chiki. A l'inverse, tous ou presque cultivent une conscience d'exclu qu'ils expriment suivant des postures différentes : la délinquance, la rixe, la recherche du gain facile, la religion, l'apathie, l'émigration, le suicide, etc. Pour nombre de ces jeunes marginaux, l'affirmation de soi dans un univers social particulièrement agressif passe par l'apprentissage de l'ethos de la virilité, de l'agressivité, de la violence. Les batailles rangées entre bandes de quartiers ou supporters de clubs de football concurrents donnent un aperçu de ces logiques sociales subversives. « L'expérience des fréquents passages à tabac dans les locaux de police, le sentiment de vivre dans un système pourri et celui d'exister comme une foule et non pas comme un collectif, nourrissent [en eux] des sentiments de révolte [...] », poursuit le défunt sociologue. Doit-on pour autant parler d'une « culture de l'émeute » ? Le Sahara a connu, jusqu'à la fin du XIXe siècle, une autre culture de la contestation : celle des révoltes conduites sous l'idéologie et le commandement des mahdi ; celle des insurrections menées sous la bannière des confréries ; celle encore de la déprédation des tribus nomades sahariennes contre les paisibles ksouriens ou les tribus du makhzen. La contestation menée par leurs héritiers, généalogiquement lointains et sociologiquement « déracinés », procède quant à elle davantage d'un « répertoire d'action ».