Ce qui frappe le plus en visitant la ville de Biskra en été, disent les touristes, c'est, d'une part, la nervosité des chauffeurs grognons qui, au volant de rutilantes voitures, avancent à l'allure d'une tortue dans un tintamarre de coups de klaxon, et d'autre part, la jovialité de la multitude de gens qui, à bicyclette, circulent placidement dans tous les sens - y compris en sens interdit -, se faufilant entre les files de voitures arrêtées aux feux tricolores pour brûler allègrement un feu rouge, sous les yeux désabusés des agents de la circulation. Une canicule impitoyable oblige à prendre le frais à l'ombre des ficus protecteurs, oubliant ainsi la circulation et ses problèmes. Assurément, c'est à Biskra qu'au jour d'aujourd'hui, le vocable de petite reine convient le mieux à la bicyclette. Le vélo, les Biskris le découvrent à l'âge où d'autres tètent encore le biberon, bien calés dans des berceaux douillets. A cet âge-là, le « bébé » autochtone, qu'ils soit un garçon ou une fille, chevauche déjà la petite reine ; il trône sur le porte-bagages arrière de la bicyclette paternelle où il est assis en amazone, et qui plus est en équilibre instable sur le cadre du vélo du grand frère, les deux mains solidement agrippées au guidon, ce qui ne l'empêche guère de faire, parfois, des chutes malencontreuses, avec en perspective des écorchures, des plaies, des bosses et autres petits bobos. Quand Bébé commence à mettre un pied devant l'autre, les parents biskris, même les plus démunis, se saignent aux quatre veines pour lui offrir son premier cadeau ; ce n'est pas un dada, mais vous l'avez sans doute deviné, une bicyclette à ... 3 roues : une grande roue directrice à l'avant et 2 petites roues motrices à l'arrière pour garantir l'équilibre de l'engin, sécurité oblige ! Une fois les rudiments de ce qu'on pourrait appeler le cyclisme amateur appris, le bambin choyé vole de ses propres ailes sur sa première bicyclette... à 2 roues ; quant au VTT, la mobylette et autres scooters, ils viendront ensuite jalonner ses succès scolaires. Malheureusement, cela n'a pas toujours été le cas pour les générations précédentes qui se contentaient, eux, de voir et d'envier leurs camarades de classe, la plupart des « pieds- noirs » et naturellement quelques « petits musulmans » privilégiés auxquels la fortune des parents permet d'arriver à l'école, juchés sur leurs petites reines de marque : Perle, Terrot ou Alcion. Quant aux filles du cours complémentaire (l'équivalent actuel du CEM), elles étaient courtisées par des zazous, la banane gominée à la brillantine, qui à pieds, qui paradant en vespa, en lambretta et sur la mythique Harley Davidson. Par contre, pour la majorité des Algériens des années 1950, le simple vélo n'a jamais été, comme sous d'autres cieux, l'apanage de la classe ouvrière pour la simple raison qu'il coûtait alors, et au bas mot, une certaine d'heures de travail. Cependant les yaouled, les cireurs et autres petits porteurs des lourds couffins des ménagères françaises, à l'instar de tout un chacun, pouvaient satisfaire leurs irrépressibles désirs vélocipédiques d'autant que les champions du tour d'Algérie, lequel passait par l'importante étape des Ziban, comme les maillots jaunes du Tour de France, faisaient des émules parmi les jeunes gens du melting-pot composant la société d'avant- novembre 1954. Il suffisait de disposer de quelques douros (pièce de 5 francs) pour louer durant un quart d'heure le vélo de vos rêves chez Goss, Asli ou Touhami, des « cyclistes » (concept biskri signifiant réparateurs de vélo, marchands de pièces détachées pour deux roues et à l'occasion, loueurs de bicyclettes) ayant pignon sur rue. A l'époque, la confiance régnait : ces artisans n'exigeaient de leurs clients ni carte d'identité ni dépôt de garantie, mais seulement de payer d'avance le quart d'heure, l'heurae ou la nuit entière de location de leurs bicyclettes. Parmi les clients fidèles mais impécunieux, Maâti Bachir, le futur auteur-compositeur, défrayait déjà la chronique ; il faut rappeler que le sort n'a pas gâté ce natif de Biskra, puisque à l'âge de 8 ans, la variole lui ôte irrémédiablement la vue. Cela n'empêche nullement le fan de Coppi, de Bob et de Zaâf et autres Kebaïli de continuer à pratiquer assidûment son sport favori malgré sa cécité, aidé en cela par Zohra, sa sœur aînée qui, assise en amazone sur le cadre de la bicyclette louée, guidait son frère installé derrière elle sur la selle, et qui pédalait ferme à la grande surprise des autres cyclistes qui se voyaient doubler par ce drôle de tandem. A Biskra, il n'y avait pas que les garçons et les hommes qui utilisaient le vélo pour le plaisir ou par nécessité. Les dames respectables comme les jeunes filles vertueuses, à l'instar des carmélites, avaient succombé au charme de la petite reine des Ziban. Les sœurs blanches, qui ont voué leur vie à soigner pour l'amour de Dieu des générations de Biskris malades, à l'hôpital Lavigerie, travaillaient 6 jours sur 7. Le jour du Seigneur, après une matinée consacrée à la messe, on les voyaient sortir l'après-midi, comme des anges, tout de blanc vêtues, des pieds à la tête, à califourchon sur des vélos dames, sillonnant les quartiers populaires, pour rendre visite à leurs malades sortis de l'hôpital, quelques jours auparavant. Aujourd'hui, les dizaines de milliers de fans du vélo, qui circulent à Biskra et dans sa région, ont besoin d'un minimum d'infrastructures ; or pas un seul mètre linéaire de piste cyclable n'a été réalisé ni même envisagé jusqu'à ce jour. Pourtant, dans le chef-lieu de la wilaya des Ziban, ce n'est pas l'espace qui manque, les larges avenues bordées de trottoirs non moins spacieux s'y prêtent à merveille. « Les ministères de l'Environnement, de la Jeunesse et les autorités ne pourraient-ils pas, d'un commun accord, initier une nouvelle politique du transport urbain en rendant ses lettres de noblesse au vélo et prendre Biskra comme ville modèle pour, d'une part, réduire la pollution sonore et celle de l'air dans le centre-ville et, d'autre part, généraliser les cyclisme amateur ? », s'interroge un habitant de la petite reine. Un sport que l'on peut pratiquer partout et quotidiennement. Une activité qui, reconnaissent les spécialistes, est loin d'être la plus bénéfique pour rester jeune et en bonne santé. Rêvons un peu et imaginons les 17 000 étudiants de l'université de Biskra se rendant chaque matin, en vélo, à leurs facultés, au lieu de s'entasser comme des sardines dans la fournaise des bus branlants qui empestent l'atmosphère avec leur gaz d'échappement et entravent la circulation en tombant en panne à chaque carrefour !