Les marchands de tortues, mortes ou vives, s'en sortent plutôt bien à Oran. Quoique illicite ce commerce d'un genre nouveau fait vivre une multitude de personnes, impulsé par une demande en forte progression sur cet animal, y compris de la part des touristes étrangers. Il n'est pas rare, en effet, de voir sur les étals des grands marchés de la ville, comme le "Marché des Aurès" ou le souk de haï "Medina El Djedida", des tortues de toutes sortes et de toutes les dimensions ouvertement proposées à la vente par des personnes sûres de leur bon droit. Ce sont généralement de jeunes gens qui, par la force des choses, ont acquis une certaine maîtrise de cette activité lucrative dont le contrôle des circuits de capture, d'acheminement et d'écoulement n'est pourtant pas une évidence pour tout le monde. Il faut dire aussi que ce "commerce" ne se limite pas à la vente de tortues vivantes. Même la carapace, vidée et bien décorée, trouve acheteur à des fins de garniture d'intérieur. Les revendeurs attitrés s'approvisionnent auprès de personnes expertes en matière de localisation de ce reptile dans les massifs forestiers environnants, puis de la livraison du produit de leur chasse, soigneusement conservé dans des caissons en bois ou en carton. La tortue, symbole de la lenteur et de la longévité s'il en est, assiste ainsi impuissante à une accélération de la demande sur elle et à une hausse galopante de ses prix de vente (entre 50 et 300 DA l'unité selon les saisons, l'été étant la période où l'animal est le plus recherché). Selon les revendeurs, la vente de tortues est devenue une activité réellement rentable ces dernières années à Oran de par le fait que des étrangers affichent un réel engouement pour l'acquérir, partant de l'idée pas tout à fait vérifiée que les "tortues africaines" s'adaptent rapidement à n'importe quel climat et leur régime alimentaire d'herbivore s'avère plutôt simple. Entre protection de la nature et croyances populaires Devant cette "chasse" effrénée et dans le souci de sauvegarder l'espèce, la conservation des forêts de la wilaya d'Oran, qui tout naturellement classe cette pratique parmi les activités illicites à combattre, s'indigne et agit. En 2007, ses services sont parvenus à récupérer environ 300 tortues puis à les relâcher dans la nature, selon un rapport. Mais qu'est ce qui fait courir ces amoureux subits de la tortue? Il y a d'abord cette croyance populaire très répandue dans le pays, selon laquelle la présence d'une tortue dans une maison chasse le mauvais sort, entendre le "mauvais oeil" tant redouté dans nos sociétés. Autre croyance, autres temps, cet animal était et serait toujours utilisé pour aider le nourrisson à mieux faire ses premiers pas. Cette initiation forcée à la marche s'effectuait selon un rituel qui consiste à placer la carapace de la tortue sous le pied de l'enfant et à prononcer les prières de circonstance. On pense aussi que la viande de tortue est recommandable pour le "traitement" de certaines maladies comme la rougeole, par exemple, ou encore certains cas de stérilité féminine. Accompagnant un bon plat de couscous, la chair de cet animal est quelque fois proposée aux femmes infertiles pour tenter de les "guérir" de leur lourd handicap, raconte une vieille dame en faisant valoir la fécondité légendaire de la tortue. L'engouement constaté pour l'acquisition d'une tortue s'expliquerait aussi par le fait qu'il s'agirait d'un des animaux préférés des enfants, bercés qu'ils sont par des contes, des bandes dessinées, des feuilletons et autres séances d'animation présentant ce reptile comme une "créature de bon augure" et porteuse de tous les espoirs face aux vicissitudes du temps qui passe. Le grand Mouloud Feraoun lui-même en avait fait un personnage dans l'une de ses oeuvres, "Baba Fekroun". Et une "boqala" (devinette, charade) du terroir résume ainsi la problématique de notre tortue si recherchée: "Meule sur meule mais ne moud pas, tête de serpent mais ne mord pas". R.T