Durant les derniers événements de Kabylie, deux actes sacrilèges ont été commis à l'endroit des héros de la lutte de Libération nationale : les statues de Abderrahmane Mira et d'Ali Akloul ont été détruites, respectivement à Tazmalt et à Boudjellil. Face à un silence incompréhensible, porteur de défaite de la pensée et de déclin des convictions, qui traverse les autorités locales, les moudjahidine, les enfants de chouhada en particulier et la société en général, nous avons lancé un appel le 20 novembre 2004 en faveur de la reconstruction des stèles de nos héros. Conçu comme une interpellation des consciences, mais aussi un cri de cœur et de révolte, le message ciblait l'ensemble de la société, dans toute sa diversité sociologique, générationnelle, idéologique et partisane. Le message ainsi émis, crédible par son autonomie, puissant par sa justesse, visait également à replacer la lutte démocratique dans le prolongement du combat libérateur. De pères fondateurs de l'Etat national aux militants de l'Etat de droit, les liens se prolongent, se renforcent et s'enrichissent dans un mouvement dialectique et naturel. L'Etat démocratique et social énoncé par le Congrès de la Soummam reste toujours d'actualité, revendication reprise par la plate-forme d'El Kseur, illustrant par là une complicité conceptuelle et une filiation idéologique certaine. Le détournement de l'histoire et son utilisation à des fins de légitimation du pouvoir, s'il est révoltant et condamnable, ne doit aucunement nous détourner de ce souffle héroïque que fut la lutte du peuple algérien avec sa symbolique et ses héros, à retrouver sa dignité et, finalement, à libérer une grande partie des pays du Sud. L'accès à la souveraineté nationale, concrétisé le 5 juillet 1962, ouvrait les perspectives à la souveraineté nationale. Cette première étape fut achevée en apothéose tant par l'objectif atteint que par l'espérance portée en germe. Le printemps citoyen fut un éclair dans cette espérance. Malheureusement, celui-ci fut brisé par une série d'inconséquences, de carences, de manquements et de dérives. Dans ce dernier registre, la remontée à la surface d'archaïsmes claniques, familiaux, à l'origine de la destruction des stèles de Abderahamne Mira et d'Ali Akloul, dans une période marquée par la confusion, est un de ses phénomènes poussés jusqu'à la caricature. L'évidence de la continuité des luttes d'hier et d'aujourd'hui n'a pas été perçue. A sa place, la complaisance clanique, libérant des pulsions nihilistes, a accompli le sacrilège avec le laxisme de l'Etat et la lâcheté des élites. Même le Mouvement citoyen n'a pas eu à se prononcer clairement contre cet acte si rédhibitoire à son image et à son message. Militant de la cause amazighe et démocratique, élevé dans un milieu qui m'a fait découvrir dès mon jeune âge les Achour Tazaghart, Si Lmouloud Awakkour, Salem Titouh ; mon imaginaire était imbibé par la mémoire de ces héros et d'autres. Par la suite, j'ai eu à constater le décalage entre ce que j'ai appris de façon merveilleuse d'une part, et les arrangements fabriqués a posteriori d'autre part. Alors, j'ai décidé de savoir davantage, tout en sachant la difficulté de la tâche, étant donné que je ne suis pas historien de formation. Les alibis d'une contestation A regarder de près la galerie des figures emblématiques de la guerre de libération, l'image de Abderrahmane Mira est minorée par rapport à son apport et à son rôle. Par ailleurs, sa mémoire subit des attaques récurrentes et des omissions qui tentent de l'évacuer de la mémoire collective. Il y a comme un fil invisible qui relie souterrainement des pôles de contestation où se mêlent les faiblesses inhérentes à la guerre de libération, règlement de comptes posthumes, clanisme et régionalisme. Toujours est-il que l'enchevêtrement de ces variantes a le mérite de mettre en évidence la fragilité de la construction nationale, les régressions de la société et la difficulté d'écrire l'histoire. Pourquoi donc tant d'injustices envers Abderrahmane Mira et si peu de réactions même si notre appel à la reconstruction de sa stèle a rencontré, notamment auprès de la jeunesse, un écho très favorable ? Globalement, trois griefs sont avancés subrepticement à l'encontre du chahid Abderrahmane Mira : la contestation de son leadership sur la Wilaya 3, le changement du staff de cette dernière avec son prolongement inattendu, l'affaire des officiers libres et, localement, les vieilles querelles familiales et claniques essayant de réduire l'image du héros en la transposant dans l'actualité politique de Tazmalt, surtout durant les municipales. Tout en n'ayant pas la prétention de traiter ces points dans le détail - cela réclame une étude approfondie -, je pense pouvoir apporter quelques éclairages qui peuvent remettre les choses à leur place et permettre un sain débat. En définitif, l'objectif n'est-il pas d'assumer notre histoire dans sa globalité, loin des exclusions et des falsifications préjudiciables à tous ? De la succession d'Amirouche A la mort du colonel Amirouche, survenue le 29 mars 1959 à Djbel Tamer près de Boussaâda, Abderahmane Mira venait de réintégrer la Wilaya 3 deux semaines auparavant, après 14 mois passés en Tunisie et un détour de 4 mois en Wilaya 6. Les deux chefs, qui ont eu un destin commun et énormément d'estime l'un pour l'autre, malgré quelques anicroches sans conséquences, n'ont pas eu à se rencontrer sur le chemin. Rappelons que l'un revenait de Tunisie et que l'autre s'y dirigeait. Abderahmane Mira arrivait donc de Tunisie avec une compagnie (la dernière à rentrer en Kabylie) envoyée par l'état-major pour renforcer la Wilaya 3. Celle-ci rentrait dans une zone de turbulences inconnue jusque-là. Les purges internes décimaient la Wilaya 3 de ses meilleurs cadres, les instruits en premier chef, tandis que le ravitaillement en armes manquait très dangereusement. Amirouche, apprenant la nouvelle du retour de Mira, envoya un message au Comité de la Wilaya 3, daté du 21 mars 1959, dans lequel il libelle ceci : « ... C'est le commandant Si Abderrahmane qui prendra le commandement par intérim. » (1) L'intérim est ainsi logiquement décidé, puisque Mira était un ancien militant du Mouvement national (PPA.MTLD), un des premiers maquisards, en plus d'une notoriété construite sur les faits de guerre et le travail de terrain pour rallier les populations à la lutte armée. Le plus intéressant dans cette lettre de recommandation d'Amirouche, c'est le fait qu'elle remet en cause l'idée qui voulait que Mira soit envoyé par l'EMG pour succéder à celui-ci. En effet, l'EMG ne pouvait pas envoyer un remplaçant à un titulaire sans que celui-ci ne soit informé ou déclaré décédé. Le deuxième élément d'analyse tord le cou à la contre-vérité qui voulait opposer Amirouche et Mira d'une façon permanente. Ces deux chefs incontestés et incontestables de la wilaya 3, tous les deux morts au combat, ont eu effectivement quelques divergences d'appréciation. Ces dernières sont davantage liées à leur tempérament trempé qu'à autre chose. Leur croyance et leur foi dans la lutte libératrice ont surmonté les légers différends qui ont pu surgir ici et là. Peut-être même que cette rivalité loyale entre ces deux chefs a créé une synergie qui a donné à la Wilaya 3 un prestige inégalé ? Au-delà des contingences inhérentes à ce genre de situation, il y avait de l'estime et du respect entre les deux montres sacrés de la Wilaya 3. Dès leur première rencontre, à la mi-mars de l'année 1955, au village Ivejiwen, dans les Aït Mlikeche, et le soir même avec Akloul Ali, aux Aït Abbas, les sorts des vallées du Sahel et de la Soummam ont été scellés. Ils étaient les acteurs d'une implantation rapide et exemplaire de l'ALN dans le versant sud du Djurdjura et de l'ensemble des Biban. A ce titre, ils étaient les précurseurs d'un combat qui demandait bravoure, détermination, courage et, finalement, de l'héroïsme. Cette lettre d'Amirouche est, enfin, un hommage indirect rendu à un homme qu'il connaissait plus que tous les autres. Au contenu de cette correspondance, d'autres éléments confirment la vérité du commandement de Mira sur la Wilaya 3 dès le lendemain de la mort d'Amirouche. En effet, il fut l'artisan de la fin de l'affaire de la « bleuite ». Cette opération a été commanditée par les services spéciaux français à des fins de déstabilisation de la wilaya. Sur son ordre, les 64 derniers prisonniers ont été libérés de cet enfer physique et psychologique. Quantité de témoignages ont rapporté ce fait, notamment Mohamed Ben Yahia (2) et Djoudi Attoumi (3) dans leurs livres respectifs. Dès le mois de mai 1959, il lance une opération de communication en libérant les prisonniers civils et militaires français capturés auparavant. Un des captifs, René Rouby, livre ainsi son témoignage (4) : Le 11 mai 1959 : « Nous venons de boire notre café du matin. Dehors, un cri. Le garde se lève d'un bond, une silhouette s'encadre dans l'embrasure de la porte. C'est Abderrahmane Mira en grande tenue qui entre : ‘‘Ça y est les gars, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Dans huit jours, vous serez libérés !'' Nous nous levons tous comme un seul homme. Malgré l'espoir qui nous habite depuis quelques jours, cette nouvelle nous paralyse. Mira doit répéter : ‘‘Les gars, tout est arrangé, la Croix-Rouge internationale va vous récupérer dans un endroit qu'on leur indiquera ! Un temps de silence pour nous laisser savourer cet instant merveilleux, puis il continue : ‘‘Je sais que vous n'avez rien fait de mal. Vous les soldats, vous obéissiez, vous les civils, vous aviez votre place et vous faisiez du bien... Mais vous êtes Français, vous représentez la France qui est notre ennemie... En fait c'est pas aux Français qu'on en veut, mais au colonialisme que nous voulons chasser de chez nous ! Quand l'Algérie sera indépendante, nous garderons les Français qui voudront rester sous la nationalité algérienne, ou avec le statut d'étrangers ! Quand vous serez rentrés chez vous, je veux que vous disiez la vérité ! Vous avez vu l'Armée de libération nationale, elle est très puissante. Notre cause est la bonne, la seule, la vraie... Nous gagnerons la guerre parce que, nous autres, nous avons un idéal. Le colonel Amirouche est mort, je suis là pour le remplacer... Quand je mourrai, un autre prendra ma place, nous combattons pour notre pays... Ce n'est pas comme vos soldats qui crient ‘‘Vive la quille''. » (Pages 109 et 110). Cela se passe de commentaire sur le doigté de cette communication et le sens politique qui s'y dégage. De l'affaire des officiers libres Cette affaire éclate au mois de septembre 1959, six mois après la mort du colonel Amirouche et l'arrivée de Mira en Wilaya 3. Malgré la lettre d'Amirouche laissant l'intérim à Mira, le GPRA via l'EMG n'a pas encore tranché la question de la succession, puisque le CNRA, pour d'autres raisons, s'est réuni en cession ouverte du 11 août au 16 décembre 1959. Une partie des officiers de la Zone 2 de la Wilaya 3, constatant « les lacunes du co-commandement » décident de s'affranchir de cette tutelle, en remettant en cause et Mira et Mouhend Oulhadj. Ils élisent à leur tête le lieutenant Allaoua Zioual, lettré en langue arabe et originaire de Djaâfra, puis informe le GPRA de leur action. Cette affaire des officiers libres met en relief la nocivité de plusieurs mécanismes qui ont structuré la lutte de libération nationale : l'ambition des personnes, les intérêts claniques et régionalistes. Mais fondamentalement et objectivement, le groupe des officiers libres exprimait le désarroi de la Wilaya 3 suite à l'affaiblissement général des wilayates commencé en mai 1958 et qui se traduit, à partir du 22 juillet 1959, date du déclenchement de l'opération « Jumelles » en Kabylie, par une offensive sans précédent dans les annales de la guerre d'Algérie. Celle-ci s'est révélée destructrice contre les maquis de la Wilaya 3. L'affaire des officiers libres est implicitement une manifestation en retardement et à contre-emploi contre la terreur issue de la « bleuite » qui a décimé de valeureux cadres. Il s'en est suivi, de la combinaison de ses multiples causes, un désencadrement propice aux forces centrifuges. Plus subjectivement, le mythe d'Amirouche perdurait toujours. Faut-il rappeler que ce leader charismatique a fonctionné en matière de proximité avec un personnel essentiellement issu de la Soummam et des Biban : Hocine Ben Maâlem d'El Kelaâ, Rachid Adjaoud de Seddouk, Mohand Saïd Aïssani de Sidi Aïch (secrétaires particuliers) ; Tahar Amirouchène d' El Kseur (secrétaire général du Comité de la Wilaya 3) ; les frères Ahmed et Youcef Benabid de Bougaâ, Khellil et Abdellatif Amrane de Béjaïa complétaient son staff. Le groupe des officiers libres sentait confusément que le centre de gravité du pouvoir allait se déplacer malgré l'origine « petite kabyle » de Mira. La décision prise à l'encontre de Tahar Amirouchène, envoyé en Tunisie, est l'une des causes qui illustre cet état de fait. Dans le sillage de cette affaire, des reproches de favoritisme circulaient, dans une partie de la Zone 2, à l'encontre de Mira lorsqu'il promeut Azouaou Amrane, Ziri Mouhend Saïd, Ziri Boussaâd, des Aït Mlikeche, Benaoudia Smail d'Illoulène Ousamer. Ironie de l'histoire, le clanisme qui façonne sa localité de naissance, remodelé à la sauce présente, écarte de son référentiel le fait qu'il ait promu des combattants n'appartenant pas à son clan familial ! En guise de conclusion Le développement ultérieur d'événements nationaux, régionaux, locaux se sont conjugués et souvent de façon contradictoire, donc irrationnelles, pour réduire la valeur de Abderahmane Mira qui est arrivé à la tête de la Wilaya 3 dans une situation de crise et d'affaiblissement sans pareil. Après cet essai de cerner les raisons d'un malentendu à l'égard du colonel Abderahmane Mira (5), il faut revenir à la juste réalité des choses. Cet acteur de la guerre de libération fut incontestablement un héros alliant des qualités d'endurance, de détermination et de courage jusqu'a la témérité. Ses faits d'armes sont légion que ce soit en Wilaya 3 ou en Wilaya 6 lorsqu'il fut dépêché pour remplacer le colonel Ali Mellah, dit Si Chérif. (6) Cependant, Abderahmane Mira ne fut pas seulement un chef militaire, il fut aussi un politique grâce à son ancrage militant au sein du PPA-MTLD. Les paroles qu'il adressa en direction, entre autres, des captifs civils et militaires français (7), témoignent de cet art de la dialectique politique. Vouloir réduire les combattants de la liberté à de simples guerriers, image qui colle à Abderahmane Mira, entre autres, c'est participer à présenter les moudjahidine comme une humanité désincarnée, voire sans conscience et sans idéal. Abderahmane Mira et Ali Akloul ne sont pas des légendes. Ils nous ont légué une histoire qui doit être notre fierté. La reconstruction des deux stèles est un devoir de fidélité et de mémoire, mais aussi un effort de réconciliation effective avec soi et son histoire. La stèle de Abderahmane Mira, replacée à son endroit, symbolisera en même temps sa tombe, car, ne l'oublions jamais, le corps de ce héros, à l'instar de celui d'Amirouche, de Houas, de M'hamed, a été séquestré par l'armée française. Depuis le 7 novembre 1959, date de l'exposition de la dépouille mortelle à Taghalat par l'armée française, on en est sans nouvelles. Il est temps de réagir pour se réapproprier notre histoire dans son intégralité, loin de l'exclusion et des visions anachroniques. L'entreprise qui consiste à tourner la page avec l'ennemi d'hier et se réconcilier avec une France débarrassée de son passé colonial ne doit pas devancer celle de la réhabilitation de nos héros et symboles ; il y va de l'intérêt souverain du pays. Notes : (1) SHAT : informations écrites par Amirouche lui-même dans son agenda personnel récupéré après sa mort, 1H3418-3 et évoqué également dans le dossier Mira1h3418-3. (2) Benyahia Mohamed, L'imposture au pouvoir, éditions Arcantère. (3) Attoumi Djoudi, Le Colonel Amirouche. Entre légende et histoire, édition à compte d'auteur. (4) Rouby René, Otage d'Amirouche, éditions Atura. (5) L'Etat algérien, assurant la continuité du GPRA, qui n'a pas eu à promouvoir en son temps Abderrahmane Mira, a procédé à la régularisation de cette situation par la décision n°289 du 16 septembre 1987 du ministère des anciens Moudjahidine. (6) Il fut décoré de la médaille de la résistance, l'une des premières attribuées sur le champ de bataille, en mars 1956. (7) Ould Aoudia Jean-Philippe, Un enlèvement en Kabylie - 13 Septembre 1956, éditions Tirésias. Cette affaire traite du kidnapping des sœurs blanches d'Ighil Ali.