« Hâte-toi femme au métier encore oisive ! les baies mûrissent déjà », dit un adage local à l'intention des femmes retardataires, car à Aït Hichem (un village perché à 1200 m d'altitude de la région de Aïn El Hammam), le tissage est entamé à la fin du printemps, au plus tard. Rencontrée lors de l'ouverture de la 7e édition de la fête du tapis d'Aït Hichem jeudi dernier (faite par le ministre de la Santé, Amar Tou), Mme Aït Ouazou Djazira, du haut de ses 82 ans, dit taquiner toujours les fils de son métier à tisser. Au rythme des va-et-vient des fibres de laine ténues, mille et une fois enlacées et nouées, des gorges des femmes kabyles fusent des chants dédiés aux saints et à la providence. Sinon, il est toujours possible d'entonner sa complainte (il y en a toujours une) et maudire sa triste destinée. Primée en 1940 en tant que meilleure tisseuse d'entre sept concurrentes, Nna Djazira garde encore son doigté et sa vivacité d'esprit et de mémoire. « Il me faut 20 jours à un mois pour venir à bout d'un tapis », nous lance-t-elle souriante. Selon cette dame, le tapis du Djurdjura a failli disparaître. « C'est à partir d'un tapis retrouvé au début du siècle par une Française mariée à un avocat kabyle que des modèles ont été confectionnés à l'intention des jeunes filles pour s'initier au tissage », nous explique-elle. « Les tapis produits à partir de ces modèles étaient tellement beaux et finement achevés que des gens infirmaient l'idée qu'ils soient faits à la main. Ainsi, la maîtresse d'apprentissage a pris, à l'insu de leurs parents, trois de ses apprenties pour participer à un salon international qui se tenait à Paris, où une démonstration a été faite au public », se souvient-elle. « Juste au lendemain de l'indépendance, le tissage avait bien repris jusqu'aux débuts des années 1990. Depuis, les métiers cessaient de fonctionner régulièrement », nous dit-t-elle. Actuellement, la tendance chez les nouvelles mariées est le tapis, la descente de lit et les deux oreillers, le tout pour 20 000 DA, alors que séparément, les produits sont vendus à 6000 DA le mètre carré. Les aléas du « métier », plus de 130 exposants, venus de 16 wilayas du centre, de l'est et de l'intérieur du pays notamment, sont attendus pour garnir la vingtaine de stands de la manifestation. « Dans les années 1980, de nombreux bus affluaient à Aït Hichem avec des cohortes de touristes. Cela fouettait l'économie et l'activité locales au bonheur de notre artisanat qui prospérait », nous disent-ils. Et l'usine de textile, installée en 1990 à Aït Hichem, ne semble pas agréer les gens. « Elle a absorbé tout le potentiel local en termes de main d'œuvre qualifiée », nous précise-t-on. Aujourd'hui, subsiste une dizaine de métiers encore fonctionnels, alors qu'une coopérative (du nom de Cécilia) produisant des tapis berbères a été créée en 1994. Cet atelier forme, selon sa maîtresse d'apprentissage, 25 filles. Notre interlocutrice nous dit : « La laine utilisée chez nous est synthétique et le prix est de 200 DA les 10 pelotes ou 350 DA le kilo. » Au centre de l'espace, l'on remarque un tapis « affalé » pêle-mêle sur une chaise. Fin et soyeux, il est de couleur verte déclamée sur plusieurs tons. Une vieille femme connaisseuse nous avoue : « La légende dit qu'il a été fait en 1833 à Aït Hichem. Il a requis une année de travail, car fabriqué avec 100% de fil de chaîne et à 0% de laine. » La bonne femme nous dit préférer l'actuel métier fabriqué en acier à celui en bois de frêne ou de peuplier, dont les rouages sont actionnés avec une manivelle. « Il est malléable, très confortable et tire uniformément les fils. On s'use moins », lance-t-elle. Pour sa part, Mme H. Nora, exposante et tisseuse artisane, nous dit : « J'ai appris le métier en 1979. En ce temps, la laine était faite chez nous et l'on utilisait trois teintes. Une de base qui sert de fond au tapis, une deuxième contrastant avec la première pour mettre en relief les motifs de décoration et la dernière pour sertir les motifs. » Sur son stand trônent fièrement deux prix que cette femme a décrochés pour son adresse et son talent : « 3e prix national de l'artisanat, 2005 » et « Meilleure tisseuse à la 4e Fête nationale du tapis, avril 2004, Gardaïa ». Et cela se ressent dans les prix : un tapis blanc aux motifs noirs en losanges serti en rouge de 2 m sur 3 est à 30 000 DA. « Nous manquons de matière première (laine pure) qui est quasi inexistante par ici. Pour participer à des salons, nous devons nous saigner sans toutefois être sûres de vendre ces produits une fois sur place, en ce sens nous sollicitons des prises en charge lors des ces manifestations. » Cette dame, grâce à qui le tapis d'Aït Hichem a été exposé et vendu à Tamanrasset en décembre 2002, se plaint de la limitation des participants lors des salons nationaux. Pourquoi le tapis est-il si cher ? En sus de la masse de travail fournie, la laine est achetée à 450 DA le kilo, le fil de chaîne à 300 DA le kilo et surtout le tissage se fait au détriment des tâches ménagères. Lors de la visite des stands d'exposition, des participants ont sollicité de Amar Tou, ministre de la Santé, des aides en mettant à leur disposition des moyens et des locaux. « Nous manquons de métiers, de laine et de subventions », ont-ils affirmé. Ce à quoi le ministre répond en suggérant de recourir à l'Ansej pour la création d'activités, entre autres dispositifs, alors que le wali de Tizi Ouzou, pour sa part, songe aux 100 locaux par commune prévus pour dans le programme présidentiel. La sainte patronne des tisseuses « Je pousserai les femmes d'Aït Hichem à abandonner l'activité pastorale », s'est juré un jour Ghenima Ath Issad. Née le 5 août 1924 à Aït Hichem, elle fut initiée au métier de tissage très jeune à l'instar du reste de filles de son âge. Après l'indépendance, cette moudjahida est appelée pour la réouverture du Collège d'enseignement technique du village (CET construit par les Français) et cela grâce à une aide substantielle de l'historique Hocine Aït Ahmed. Ainsi, Nna Ghenima, comme la nomme sa nièce qui tient un stand au nom de sa tente pour honorer sa mémoire, des centaines de filles et jeunes femmes ont acquis le métier de tissage et réussi à faire vivre leur famille dans la région. Cette femme orchestre est décédée le 3 janvier 1993, et en hommage à elle, la maison du tapis d'Aït Hichem porte son nom. Au sujet de cette bâtisse, les organisateurs notent dans un dépliant : « Les longs efforts de travail et de labeur entrepris depuis 1989 par l'association Tiliwa et le comité de village d'Aït Hichem, en organisant notamment la traditionnelle fête du tapis, ont été couronnés en 1999 par la construction d'une maison du tapis (inaugurée le 8 mars 2002). Malheureusement, celle-ci demeure à ce jour à l'abandon en l'absence d'un dispositif régissant son fonctionnement. Afin de préserver ce site d'une dégradation permanente, nous interpellons les autorités concernées à prendre en charge ce problème en la dotant d'un statut de fonctionnement. » Et le CET d'antan est transformé, en 1988, en annexe du centre de formation professionnelle et de l'apprentissage des arts traditionnels de Boukhalfa. 24 stagiaires y préparent un CAP en tissage tout comme la poterie et la sculpture sur bois.