Les morts pèsent lourd sur le dos des habitants de Sidi Moussa, à 25 km au sud-est d'Alger. Dans ce village, au bord de la plaine de la Mitidja, la tragédie nationale n'est nulle part ailleurs aussi vive. Autant que dans tous « les triangles de la mort » que l'Algérie a pu compter. Madjid montre, du bout de son index tendu, l'endroit où il risquait chaque jour de rencontrer des corps et des têtes dans une exposition chirurgicale de la mort. En plein centre du village. « En approchant, il nous arrivait de distinguer des gens qu'on connaissait », dit-il. Il n'avait pas quinze ans quand, de retour chez lui, il s'est blessé au bras en fuyant un faux barrage dressé au lieu dit « el hofra » (le trou), raconte-t-il. « Je suis un rescapé », dit-il en arborant sa cicatrice. Il a abandonné l'école depuis. « J'étais bon », insiste-t-il. Aujourd'hui, à vingt-cinq ans, il n'a pas de perspectives d'emploi. Sidi Moussa a vu passer les lois de la Rahma, de la concorde civile, la grâce amnistiante, mais pas les travaux de voirie. En traversant le pont sur oued Djemaâ, Ouled Allel impose les cicatrices de sa sinistre histoire. Une mosquée désaffectée se dresse au milieu de la poussière et des herbes folles mangeant les fondations des maisons explosées. La mosquée compte des locataires. Une famille de deux enfants et un vieux couple partageant son dénuement de septuagénaires. Abdelkader Belaribi, irréductible, ne veut pas s'exiler. « Qu'on me donne un permis de construire et que j'aille bâtir ma maison sur ma terre », revendique-t-il en montrant de la force de ses deux bras son lopin plus au sud. Son fils, âgé de moins de dix ans, acquiesce. Furieux, le père dit avoir reçu à plusieurs reprises la visite d'élus locaux pour lui demander de partir ou pour lui promettre de régler son problème. Mais rien ne vient. A proximité, de nouvelles habitations aux volets bleus restent fermées, alors qu'elles devaient être octroyées au courant du mois d'août. Des logements placés sous l'autorité du ministère de la Solidarité nationale et destinés aux familles victimes du terrorisme. « Les gens ont pourtant payé », s'interroge le gardien. Le référendum sur « la charte pour la paix » n'inspire pas au résident de la mosquée d'avancées concernant sa situation. « C'est pas ça qui va changer les choses à Sidi Moussa », dit-il. « Dites-le, des gens qui se peignaient la barbe au pied de cette mosquée sont aujourd'hui à l'administration de Sidi Moussa. Dites-le... », répète le père par trois fois au milieu d'un concert de poussière. « Je cuisine dans les toilettes de cette mosquée », montre-t-il la pièce aménagée. « Et ça ne m'honore pas d'aller voter », lâche-t-il finalement. Contrairement à lui, beaucoup d'habitants de la région ont préféré partir. Fuir ailleurs. Comme au bidonville à Semmar, circonscription de Gué de Constantine. Des agents de la voirie s'activent. Ils couvrent la terre de goudron pour en faire un trottoir. Deux femmes apparaissent dans l'entrebâillement d'une porte. Elles vivaient au lieu dit Guelabou, sur la route reliant Sidi Moussa à Larbaâ. « Nessemhou (on pardonne), lancent-elles, si c'est pour la paix. » Retour à Sidi Moussa. Le jeune Boudissa parle de son père. « On cherche maintenant à le faire tomber », explique-t-il. L'expression désigne les procédures visant à le déclarer mort. Sa famille vivait à Guelabou. « On ne pouvait plus rester là-bas après ça », explique la mère. Elle montre une décision de justice datant de 2001 qui a fait de son mari un disparu (mafqoud). Mais ce n'est apparemment pas suffisant pour cette famille de six enfants, dont un seul travaille.