Se réjouir publiquement de l'arrestation de Ferhat Abbas, faire sans cesse l'assimilation PPA/PPF, considérer Messali Hadj comme une « fripouille », voilà qui ne pouvait certes permettre de nouer des liens avec les plus déterminés des patriotes. Au total, le bilan est lourd, pour les communistes. Bilan politique, et non moral. Un membre de phrase, dans l'Humanité du 15 mai, montre l'étendue du fossé qui vient de se creuser : « Des communistes algériens ont été blessés ou gravement mutilés (ce qui était dramatiquement vrai) en essayant de montrer à la foule surexcitée que ses vrais ennemis n'étaient pas les Français en général, mais les vichystes et Enfin, il faut signaler que le Xe Congrès du PCF, qui se tint dans les derniers jours de juin 1945, sept semaines après le début du drame, ne remit pas fondamentalement en cause cette ligne. Le compte-rendu, par L'Humanité, du discours de Paul Caballero, au nom de la délégation du PCA, est explicite : « Le peuple algérien a les mêmes ennemis que le peuple français, et ne veut pas se séparer de la France. Ceux qui réclament l'indépendance de l'Algérie sont des agents conscients ou inconscients d'un autre impérialisme. » « Nous ne voulons pas changer un cheval borgne pour un aveugle, s'écrit-il aux applaudissements du Congrès. Au contraire, le PCA lutte pour le renforcement de l'Union du peuple algérien avec le peuple de France, sur la base de la lutte commune contre le pouvoir des trusts et des cents seigneurs de la colonisation contre la cinquième colonne, pour une démocratie véritable. »(33) quelques caïds voleurs, protégés par la haute administration. » Le 22 mai, le rédacteur en chef d'Alger républicain, Michel Rouzé, écrit : « Appliquons-nous à combler le fossé qu'on a voulu creuser entre les éléments ethniques de ce pays. » Il appelle à ne pas céder à « la psychose de haine et de méfiance raciale ». Même crainte dans le communiqué commun des sections communiste et socialiste d'Alger publié par Liberté, organe du PCA, le 14 juin : le fascisme essaie de « créer, en Algérie, deux blocs s'opposant l'un à l'autre », alors que c'est l'union qui est à l'ordre du jour. Langage courageux, mais devenu décalé, inaudible, alors que l'un de ces « éléments ethniques », armé, puissant, traquait et souvent éliminait depuis des semaines des milliers des fils de l'autre. Par-delà les polémiques sur les attitudes du moment, les manquements à l'internationalisme, c'est un problème de fond qu'a mis à jour mai 1945. Le PCF et le PCA, alors, ont gravement sous-estimé la dimension nationale qui était en train de s'affirmer - et qui a été radicalisée par la répression. « Donner du pain et non des bombes ! », titre L'Humanité le 15 mai. Ce qui est louable, mais dramatiquement insuffisant. Les « évènements » n'étaient pas que des révoltes de la faim. Ni même principalement. Elles répondaient à un désir de dignité qui, dans les conditions d'alors, ne pouvait que déboucher sur une lutte pour l'indépendance. Les divergences avec les plus résolus des nationalistes n'étaient pas dues à des quiproquos, mais à une différence de perspective à moyen terme. L'Algérie venait brusquement de changer d'époque, et les communistes ne l'ont pas compris. Cette plaie ne sera jamais tout à fait cicatrisée. Il faudra attendre les derniers mois de 1945 et l'année 1946 pour que la thèse des responsabilités partagées soit abandonnée, pour que commence une campagne pour la libération et l'amnistie de tous les emprisonnés algériens : le 3 octobre 1945, tous les élus communistes d'Algérie écrivent au Gouverneur général et au ministre de l'Intérieur34 ; une partie de la campagne pour élire des députés à la constituante se fait sur ce thème ; des comités d'initiative pour l'amnistie sont créés à l'initiative du PCA35 . Début novembre, Amar Ouzegane, qui vient justement d'être « élu », déclare : « Il faut maintenant libérer les internés et amnistier tous les détenus politiques musulmans. C'est le mandat confié aux élus communistes par les électeurs d'Algérie et ils entendent y demeurer fidèles »36. Fin février 1946, c'est un autre élu communiste algérien, Mohamed Chaoudria, qui s'exprime dans le même sens à la tribune de l'Assemblée constituante(37). Mais, même à ce moment, on ne peut cependant qu'être marqué par le fossé séparant ce discours et la maturation accélérée du mouvement national depuis mai 1945. Le même Chaoudria avance comme argument premier en faveur d'une politique d'apaisement la nécessité de montrer « le vrai visage de la France » afin de « resserrer les liens fraternels entre la France démocratique et les populations algériennes... »38 L'incapacité communiste de passer de « populations algériennes » à « peuple algérien » est significative des blocages, des retards. L'action communiste : « du sang sur les mains » ? On sait que, depuis soixante années, le thème de la co-responsabilité des communistes dans les massacres court dans toute une littérature : c'est le ministre de l'Air, le communiste Charles Tillon, qui avait la haute main sur l'aviation ; il est donc principal responsable, ou pour le moins co-responsable, des massacres. Raisonnement un peu élémentaire, mais efficace. Charles Tillon s'en est mainte fois expliqué. Son principal argument est qu'il ne fut jamais informé par ses collègues du gouvernement ou par ses services. Dans ses mémoires, au titre si émouvant, On chantait rouge(39), il écrivait en 1977 : « Le ministre de l'Air y maintenait (en Algérie) une partie de son armée, des usines et des ateliers. Mais, fait capital en cette affaire, les trois ministères d'Armées n'avaient en Algérie aucune part à ce qui concernait les problèmes d'utilisation de leurs armes, bien que participant périodiquement aux délibérations du Comité de la défense nationale, dont la présidence revenait au chef du pouvoir, auquel se trouvait exclusivement soumis l'état-major du général Juin. De sorte que pour l'armée de l'air comme pour les autres armées, l'usage des armes le 8 mai 1945, en gros et en détail, dépendait de l'état-major de la Défense nationale. Le général Juin était donc nécessairement le premier informé du déclenchement du drame de Sétif le 8 Mai. » Tillon ajoute qu'après avoir été informé de l'étendue du drame, il avait voulu démissionner du gouvernement, mais que « la direction du Parti » (sans aucun doute Thorez) avait refusé(40). Jusqu'à la fin de sa vie, même lorsqu'il a été exclu du PC et qu'il était devenu très amer - on le comprend -, Tillon n'a jamais varié dans ce témoignage. Le second ministre communiste de l'époque, François Billoux, est tout aussi catégorique : « Nous n'avons connu l'ampleur des événements de mai 1945 (et la répression) que bien après, car au gouvernement ne venait pas l'ensemble des questions. Beaucoup de choses étaient réglées directement par de Gaulle avec les ministres intéressés. Pour ce qui concernait l'Algérie, tout relevait de l'Intérieur, dont le ministre était alors le socialiste Tixier »(41). Cette thèse est-elle, d'abord, vraisemblable ? Il faut reconnaître que, pour de Gaulle et sans doute pour la majorité de leurs collègues au gouvernement, les ministres communistes n'étaient pas tout à fait « comme les autres ». Le général Juin, vichyste peu de temps avant, toujours solidement anticommuniste, colonialiste endurci, était dans le même état d'esprit. Sans compter la haute administration, très hostile au PCF. Les ministres communistes étaient, de fait, évincés des lieux où s'exerçait le véritable pouvoir. Ce fut vrai pour l'Algérie en 1945. On retrouvera le même phénomène pour l'Indochine en 1946-1947(42). L'Etat bourgeois ne se laisse pas facilement investir de l'intérieur, ces léninistes, qu'étaient les communistes français, n'avaient pas à en être indignés... et encore moins surpris... Un fait troublant m'a été signalé par l'un des derniers témoins de cette période. En 1945, Me Pierre Kaldor, jeune avocat communiste, est élu président du Secours populaire. A ce tire, il doit se rendre régulièrement en Europe de l'Est dans les camps nazis, récemment libérés. A Pilsen, en Tchécoslovaquie, il obtient des Américains deux avions gros porteurs, qui lui serviront pour rapatrier des déportés trop faibles pour prendre le train. Revenus en France, ces avions sont basés au Bourget. Ils sont théoriquement sous la responsabilité de Tillon. Pierre Kaldor est chargé de gérer leurs missions. Vers le 10 mai (sa mémoire lui fait défaut pour préciser la date exacte), il constate que ces avions... ont disparu ! Renseignements pris, il apprend qu'ils ont été réquisitionnés (par quelle autorité ?) pour partir en Algérie. Il en rend compte immédiatement à Tillon, qui n'avait pas été informé(43). Aucun témoignage a posteriori ne doit être accepté sans regard critique. Mais cette anecdote, imaginable dans les conditions de l'époque, est corroborée par un document, déjà cité, l'intervention d'André Marty devant le Comité central du PCF, le 18 mai 1945(44). Document non destiné à la publication, non auto-justificatif, et à ce titre fort intéressant. Le 18 mai, donc, dix jours après le début de la répression, Marty donne l'information suivante à ses camarades (nous avons évidemment respecté le tapuscrit, qui reproduit le langage parlé) : « Pour que le Comité central apprécie sur un fait, comment certains conçoivent la participation communiste au Gouvernement, je veux apporter seulement cet élément. Hier à 6 heures du soir, nous avons fait prévenir le ministère de l'Air et son chef de Cabinet, membre du parti(45), que l'aviation en Algérie était en train de bombarder et mitrailler depuis 10 jours. Nous l'avons fait prévenir des faits concrets : bombes de 100 kilos, mitraillades, et que la majorité des 6000 morts arabes était due à l'aviation française. Or, le ministre ne le savait pas parce que les télégrammes envoyés n'étaient pas remis au ministre, de manière que le ministre ne puisse pas intervenir, alors que le gouvernement avait décidé que l'aviation devait simplement servir comme démonstration et sans tirer. C'est ce qu'avait pu obtenir Tillon au Conseil des ministres ? Je dis cela parce qu'on imprime dans toute la presse algérienne que la décision a été prise à l'unanimité alors que c'est entièrement faux, alors que le ministre de l'Air, obligé de s'incliner devant le gouvernement, avait tout de même fait adopter son point de vue que l'aviation soit employée sans armes. Et pendant 8 jours, les officiers DGPR ont arrêté les télégrammes secrets pour que le ministre ne le sache pas. Cela pour qu'on sache comment certains comprennent la collaboration ministérielle des communistes, non pas pour utiliser le grand parti pour briser les obstacles et pour la reconstruction de la France, mais au contraire pour essayer de nous faire périr. » Les communistes de 1945 s'attendaient-ils vraiment à autre chose de la part de leurs partenaires-adversaires ? Croyaient-ils qu'un simple accord verbal empêcherait l'usage des armes en Algérie ? Candeur ou aveu d'impuissance ? Ce sont là de vraies questions. Mais ce qui importe en l'occurrence est cette situation invraisemblable : le ministre de l'Air et son chef de Cabinet ont été prévenus le 17 mai (« hier à 6 heures du soir ») que l'aviation bombardait depuis neuf jours. Encore ont-ils été prévenus par leurs camarades du Parti, non par les hauts fonctionnaires qui étaient théoriquement à leur service ! Une erreur d'analyse qui a coûté cher Cette démonstration n'enlève rien à la gravité du jugement que l'on est en droit d'avoir sur les analyses de l'époque du PCF et du PCA. Elle peut, au moins, dispenser certains commentateurs trop empressés d'affirmer que les communistes ont ordonné les bombardements. Les communistes français et algériens, au printemps 1945, ont tergiversé, hésité, balbutié leur internationalisme, ils n'ont pas été immédiatement, franchement et sans équivoque, aux côtés des victimes. Pis, ils ont appelé à certaines occasions à des sanctions contre les chefs nationalistes, ils ont approuvé des arrestations. Ils ont payé cher cette erreur d'appréciation. Gageons qu'en ce 60e anniversaire, les polémiques vont resurgir. Certains patriotes algériens, considéraient que la réaction française dont celle du Parti socialiste ! - intrinsèquement colonialiste, était irrécupérable. Ils ont de ce fait parfois tendance à réserver leur rancœur aux communistes, rendus responsables de la répression au même titre (et même parfois plus...). Cette attitude peut humainement se comprendre : le PCF et le PCA étaient des alliés considérés comme naturels par les mouvements nationalistes, même par ceux qui en étaient éloignés idéologiquement. En ce printemps 1945 où le peuple algérien dut affronter une si terrible épreuve, il se retrouva seul, trop seul. Le PCF et le PCA (ce dernier étant la seule force politique algérienne à faire cœxister « européens » et « musulmans ») qui auraient pu, qui auraient dû, peser plus fortement contre la répression, qui étaient les seuls alliés possibles du mouvement national, se sont un temps fourvoyés. Quelques mois, quelques mois seulement, mais à un moment-clé. La déception, chez les nationalistes les plus radicaux, a été à la mesure des espérances antérieures. Mais la réaction humaine, si explicable soit-elle, ne doit pas empêcher l'analyse sereine et équilibrée. Jeter l'opprobre sur toute l'histoire de ce courant, regrouper en un camp des partisans du système colonial, sans distinction, les communistes au même titre que les autres forces politiques métropolitaines et européennes d'Algérie, serait une attitude plus morale qu'historico-politique. Cette injustice, au terme d'un exposé qui rouvre des plaies douloureuses, je me garderai de la commettre. Communication au séminaire, organisé par la Fondation du 8 Mai 45. (33) L'Humanité, 30 juin 1945. (34) Discours du député communiste Palomba, cité par Radouane Ainad Tabet, le 8 mai 1945 en Algérie, Alger, Off. des publications universitaires, s.d. (35) Fin 1945, ils comptent 100 000 adhérents, selon L'Humanité du 6 janvier 1946 (36) L'Humanité, 3 novembre 1945 (37) L'Humanité, 1er mars 1946 (38) Id. (39) Paris, Ed. Robert Laffon (40) Selon Tillon, François Billoux, ministre de la Santé publique à ce moment-là, aurait eu la même attitude. Cette question de la démission des ministres communistes n'apparaît pas du tout dans les débats du CC du 18 mai. (41) Entretien accordé à Henri Alleg, in La Guerre d'Algérie, vol. I, Paris, Temps actuels, 1981. (42) O. c. (43) Entretien, Paris, 18 mars 2005.