En tant qu'homme, je m'engage à affronter le risque de l'amoindrissement pour que deux ou trois vérités jettent sur le monde leur essentielle clarté », déclarait Frantz Fanon, avec vigueur, peu de temps avant sa disparition. L'avion, qui ramenait son corps, en ce mois de décembre 1961 des Etats-Unis vers la Tunisie pour être enterré, conformément à son dernier désir de militant, en terre algérienne, n'avait rien de commun avec ces vaisseaux négriers qui faisaient la navette entre l'Afrique et le Nouveau Monde durant les siècles passés. Ce n'était pas le corps d'un esclave qui revenait, après un dur labeur dans les champs de coton dans sa miteuse case, mais bien celui d'un grand humaniste des temps modernes qui a épousé, corps et âme, la cause des opprimés dans le monde. Non, il n'était pas un nègre gréco-latin tel qu'il se plaisait à Jean-Paul Sartre de qualifier les tenants de la négritude. Ces derniers avaient, à l'époque, serré les rangs derrière leur chantre, le président sénégalais, Leopond Sedar Senghor. Certes oui, l'Africain n'était que piétaille, une créature diminuée et, par la force des choses, ne pouvant avoir de place dans la grande mouvance humaine ! Fanon est venu renverser la vapeur. C'était un nouveau type de penseur, évoluant loin des chemins battus, forgeant sa propre méthode en donnant la primauté à l'être humain en tant que tel, car le terrain sociopolitique ne se prêtait plus aux élucubrations de certains intellectuels qui, en fait, étaient en retard de plusieurs révolutions. Sa démarche, on le voit dans ses écrits depuis Peaux noires, masques blancs en passant par L'an V de la Révolution algérienne jusqu'à son chef d'œuvre Les Damnés de la terre, n'avait rien à voir avec celle de Nat Turner, ce révolté illuminé qui finit pendu avec 70 de ses coreligionnaires en 1831 dans l'Etat de Virginie. Il aurait pu, cependant, terminer sa vie face à un peloton d'exécution de l'armée coloniale. Le destin a voulu qu'il termina ses jours dans un hôpital américain, lessivé par une leucémie galopante, lui, le médecin psychiatre, qui savait bien ce que avoir mal voulait dire. Revenant de Moscou, où il était allé trouver remède à son mal, Omar Fanon, selon l'intitulé du passeport libyen avec lequel il voyageait, ne voulait surtout pas manquer son rendez-vous, à Rome, avec le philosophe Jean-Paul Sartre. Celui-ci devait préfacer son dernier livre Les Damnés de la terre. La rencontre entre les deux hommes est restée, depuis, dans les annales de l'histoire de la philosophie et de l'engagement politique d'une manière générale. Ce soir là, dans un hôtel de Rome, Simone de Beauvoir, le bras droit philosophique de Jean-Paul Sartre, s'était mise à faire la navette entre sa chambre et celle où se trouvait Frantz Fanon en compagnie de son préfacier. Elle récoltait, au fur et à mesure, ce que Sartre avait écrit pour aller le mettre au propre. A une heure tardive de la nuit, Fanon, exténué, ne pouvant plus suivre le rythme diabolique de son illustre hôte, gagna silencieusement sa chambre. Pour lui, le poids de la maladie devenait de plus en plus insupportable. Sartre, en homme passionné par tout ce qui avait trait à la liberté, écrivait à une allure vertigineuse. Au petit matin, il avait terminé 110 pages d'un texte politique de haute voltige, qui fait encore date dans les annales du tiers-mondisme. Le psychiatre que fut Frantz Fanon avait dû sûrement alors s'interroger sur cette capacité de travail chez son préfacier : 110 pages en une seule nuit, qui dit mieux ? Au petit matin, on vit du sang dans les yeux de Sartre, pour avoir été si longtemps malmené. En effet, les vaisseaux capillaires dans les yeux du maître avaient cédé, pour ainsi dire, sous l'effet dévastateur du café, de la cigarette et bien sûr par l'usage du Maxiton et de l'Ortédrine, excitants auxquels recouraient, autrefois, les lycéens de sa génération, tels Maurice Merleau-Ponty, (1908-1961), Raymond Aron, (1905-1983) et autres pour affronter les épreuves du baccalauréat. Sartre, on le sait, a fini ses jours frappé de cécité. C'est à la suite d'une ponction lombaire des plus douloureuse, pratiquée sur lui à Tunis, que le mal sournois fut diagnostiqué : leucémie aiguë. Envoyé en URSS, les médecins lui avaient conseillé alors d'aller vivre en plein air, en d'autres termes, finir ses jours paisiblement, loin du tumulte de la guerre de libération, et même de l'écriture. Donc, en ce mois de décembre 1961, cet Africain au grand cœur refit la traversée à rebours de l'Atlantique, en tant qu'homme libre. En fait, libre, il l'a toujours été par la pensée et par le geste, depuis qu'il a quitté sa terre natale, la Martinique, en 1945 pour aller guerroyer contre les nazis en Europe et étudier, par la suite, la médecine en France. Un homme révolté contre l'oppression, violent peut-être, mais un homme qui sait raisonner, peser le pour et le contre dans le but de convaincre ses adversaires comme ses sympathisants. Sinon comment s'expliquer la volonté de Jean-Paul Sartre d'aller à sa rencontre, à Rome et de lui consacrer un texte d'une grande force et d'une limpidité inégalée dans les écrits politiques de notre temps ? Oui, les deux hommes luttaient pour atteindre le même objectif : laisser les peuples évoluer en paix et respirer le grand air de la liberté. L'existentialiste, épris de liberté, qu'était Jean-Paul Sartre, s'est mis en devoir d'aller à la rescousse du révolutionnaire Omar Fanon, alias Frantz Fanon. Du reste, l'histoire de la philosophie nous a toujours gratifié de ces belles rencontres : Platon faisant l'éloge de Socrate, Ibn Badja, l'andalou, aidant son concitoyen Ibn Rochd à trouver une bonne place dans le palais royal de Cordoue, James Boswell, l'Ecossais, compilant de belles pages sur Emmanuel Kant en 1785, etc.