« Chaque fois qu'un homme a fait triompher la dignité de l'esprit, chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. » F. Fanon : Peau noire, masques blancs, 1951 Par le Dr Ould Taleb M. (*) Frantz Fanon est peu connu dans son pays, la Martinique, car il a passé l'essentiel de sa vie de militant dans sa terre d'adoption, l'Algérie. Fanon est né à Fort-de-France, le 20 juillet 1925. Il est décédé le 6 décembre 1961 à Washington d'une leucémie terrible. Il est enterré à Aïn Soltane, wilaya d'El Tarf. Le 25 juillet, il aurait eu 82 ans si il avait vécu. Nous savons que la mémoire de F. Fanon est honorée en permanence en Algérie. Lycées et hôpitaux ont été rebaptisés en son nom. Plusieurs congrès ont été organisés pour célébrer sa pensée et son engagement pour la révolution algérienne dont il demeure l'un des symboles les plus vivants. Cependant, si F. Fanon est le psychiatre algérien le plus célèbre, il n'en demeure pas moins que son œuvre reste encore méconnue, très peu étudiée en Algérie. J'ai rencontré F. Fanon pour la première fois, quand j'étais en terminale, en 1976, c'était le temps béni des lectures choisies et conseillées. Mme Mallet, mon professeur de français, était exigeante sur le choix des textes à étudier. Trois textes nous furent choisis Germinal de Zola, Le bachelier de Vallès, les Damnés de la terre de f. Fanon. L'initiation à la littérature comparée de ces lectures nous a conduit à l'apprentissage de la critique constructive. C'est le privilège de la lecture que rien ne peut remplacer. C'est ainsi que F. Fanon fut et demeure mon livre de chevet même si toute sa conception basée sur l'existentialisme et le marxisme nous paraît, dans certains aspects, ambiguë. Cependant, l'engagement total de ce premier médecin sans frontière pour la liberté, sa biographie exceptionnelle pour toutes les luttes qu'il a pu mener et dramatique pour sa disparition précoce. Les observations dont il était à la fois le témoin et l'acteur furent d'une telle densité qu'aujourd'hui elles méritent d'être rappelées et analysées. Tout d'abord, sa personnalité fut saillante, riche, volcanique, un immense courage à la mesure de ses convictions. Il avait un principe : la carrière était toujours au-dessous des idées, la liberté de l'homme avant tout. Quelques jours avant sa mort dans un hôtel à Rome, Simone de Beauvoir, la campagne de J-P. Sartre faisait la navette entre sa chambre et celle où se trouvait F. Fanon en compagnie de son préfacier. Elle récoltait au fur et à mesure ce que Sartre avait écrit pour aller le mettre au propre. A une heure tardive de la nuit, Fanon, exténué par la terrible maladie qui le rongeait, regagnait sa chambre, alors que Sartre venait d'achever 110 pages d'un texte politique de haute voltige qui seront les pages qui constitueront les Damnées de la terre. Les yeux de Sartre, fatigués et rougis de sang, soulignaient l'ardeur incommensurable du testament de Fanon qui voulait laisser un témoignage pour les générations montantes et la complicité du maître qui était à ses côtés jusqu'au bout. Ce témoignage historique, je le dois à un article signé par Merzac Baghtache du quotidien El Watan du 8 septembre 2005) La force du personnage est impressionnante, un exemple quand il rédigeait sa thèse. Essai pour la désaliénation du Noir reflète ses propres interrogations : « Quel peut être pour le nègre un destin qui ne soit pas celui du Blanc ? » Son travail se construit comme un essai anthropologique et psychologique d'un « exister » du nègre qui peut être autonome et distinct des valeurs posées comme universelles par les Blancs. La thèse est refusée pour des raisons autant de forme que de fond. F. Fanon change de sujet et rédige une thèse insipide sur un cas de dégénérescence spino-cérébelleuse ou maladie de Friedrich. Il reprend, ensuite, le texte initial, change de titre qui devient peau noire masque blanc et fait publier l'essai aux éditions le Seuil, grâce au soutien de Francis Jeanson. C'est un texte dense, lapidaire, fait de courts énoncés dont chacun mériterait un long développement.Voici, un exemple : « Moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une chose : que jamais l'instrument ne domine l'homme. Que cesse l'asservissement de l'homme par l'homme. C'est-à-dire de moi par un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir l'homme où il se trouve. Mon ultime prière : mon corps fait de moi un homme qui interroge. » Fanon a un parcours intellectuel qui dénonce les injustices vécues spontanément et librement, ce qui fait écrire à Christine Chaulet : « F. Fanon l'importun : c'est un intellectuel absolument central pour ces années de la décolonisation dont il fut un des penseurs. » Deux exemples, en 1951, il décrit et analyse « le syndrome du Nord-Africain » dans la revue Esprit, tirés de ses observations quotidiennes sur le vécu anxiogène et dépressif des immigrés maghrébins qui mettent au premier plan l'expression somatique. Cette dépression masquée traduit souvent le rejet de la part du personnel médical de la métropole qui considère ces attitudes comme des simulations à la recherche d'un bénéfice secondaire d'une « race feignante » alors qu'elles étaient d'authentiques souffrances psychiques appelées, aujourd'hui, dépression de la transplantation. En Algérie Il avait tout pour être un bourgeois de son époque. Nommé médecin-chef, mais il a compris très vite qu'un cadre colonisé, diplômé ou non, restait un sous-homme. En 1953, Fanon fut nommé à l'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville qui était l'image typique de la psychiatrie coloniale. Les malades blancs étaient séparés des autres. La conception qui dominait, en Algérie, était que le malade mental métropolitain était accessible à la guérison mais l'indigène était incurable, voué à la maladie sous prétexte que « ses structures diencéphaliques écrasaient toute possibilité d'une activité corticale développée » ; c'était l'enseignement colonial de Porot de l'école de médecine d'Alger. Une justification de plus à la domination mentale marquée par le sceau pseudoscientifique de l'époque. Fanon se lance dans la rénovation institutionnelle de ses services. Sous son impulsion, le pavillon des indigènes a connu une approche sociothérapie qui se fonderait sur des racines culturelles authentiques : une salle de prière, un café, une chorale, des activités artisanales constituent une orientation ergothérapique dont l'inspiration de son maître Tosquelle transparaît à chaque geste. La décolonisation de la psychiatrie va de paire avec la recherche de la liberté pour tout un peuple. La dialectique fut trouvée, l'aliénation mentale des patients représentait toute l'aliénation d'un peuple qu'il faudrait libérer ; elle était globale et déstructurante ; elle durait plus d'un siècle. Fanon a saisi rapidement les enjeux de l'époque, il rejoint le FLN en 1956, il s'engage fermement aux côtés de la Révolution. Il devient le psychiatre des combattants ainsi que le rédacteur en chef du journal El Moudjahid et ambassadeur itinérant. La rupture La lettre de démission qu'il avait adressée au ministre-résident constitue un courrier historique que tous les jeunes Algériens doivent connaître, car c'est un exemple de bravoure et de liberté. Voici quelques extraits : « (…) Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l'homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d'affirmer que l'Arabe aliéné permanent dans son pays vit dans un état de dépersonnalisation absolue. » Le statut de l'Algérie ? Une déshumanisation systématisée. « Les événements d'Algérie sont la conséquence logique d'une tentative avortée de décérébralisation d'un peuple. » Cette rupture était inévitable avec le système colonial, car elle devrait être refondatrice de la nouvelle personnalité à construire. « Faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. » Le message de Fanon est très proche de l'accent maoïste de la révolution culturelle chinoise, de l'émergence de « l'homme nouveau ». « Il n'était point exigé d'être psychologue pour deviner sous la bonhomie apparente de l'Algérien, derrière son humilité dépouillée, une exigence fondamentale de dignité. » Analyse psychopathologique de la violence et culture Le concept de violence chez Fanon est en rapport direct avec l'aliénation coloniale qui fut imposée comme une violence par le régime colonial qui a entraîné la mort de la culture autochtone. Le régime colonial est un régime liberticide qui a entraîné la momification de la pensée, et par conséquent la mise à mort de l'identité algérienne. Fanon fut qualifié de « psychanalyste de la pensée coloniale » par Alice Cherki, car il a su analyser les fondements de cette pensée de domination faite pour écraser, étouffer, aliéner, déposséder tout ce qui n'était pas aux normes de l'Occident de l'époque. Son œuvre avait une grande influence dans les aires géographiques de domination et de racisme. Que ce soit en Amérique ou en Afrique, ces idées de liberté ou la décomplexification du sentiment d'infériorité du colonisé nourrissent l'action et l'espoir de nombreux militants engagés. L'analyse des cas cliniques sur les violences subies par les Algériens constitue les premières observations authentiques sur les traumatismes psychiques ou PTSD de la guerre de libération. Les séries cliniques A.B.C.D. constituent une série d'observations minutieuses. Cet aspect psychopathologique reste encore méconnu par de nombreux collègues. Effectivement, on retrouve la totalité des signes constituant la névrose traumatique : la surprise créée par l'événement, une angoisse intense le syndrome de répétition, le syndrome de revisulisatrion, le cortège des signes neurovégétatifs. A ce titre, je dois dire que quel que soit le contexte historique et géographique, le travail de mémoire contre l'oubli ne peut se faire arbitrairement, le deuil doit se faire selon un processus bien déterminé et accepté par celui qui le subit. L'amnésie ne se décrète pas. Cette violence dont est pétri Fanon est identique à la violence fondamentale que décrit J. Bergeret, car c'est une violence innée nécessaire à la survie de l'individu et de l'espèce. La place essentielle qu'occupe la violence fondamentale dans la structuration de la personnalité apparaît, ainsi, à double titre, d'une part, comme une composante primaire des instincts de conservation, d'autres part, comme support à l'étayage de la pulsion libidinale, étayage qui débouche sur la créativité à différencier de l'agressivité. Fanon s'explique : « La réponse de contre-violence était inévitable dans la mesure où le colonialisme a été une agression violente. » La violence, qui a présidé à l'arrangement du monde colonial, qui a rythmé inlassablement la destruction des formes sociales indigènes, a démoli sans restrictions les systèmes de référence de l'économie, les modes d'apparence, d'habillement sera revendiquée et assumée. L'humanisme de Fanon dans le chapitre V « Guerre coloniale et troubles mentaux » Dans sa courte vie, l'obsession de Fanon a été de traquer l'aliénation dans toutes ses dimensions et il n'a cessé d'être à l'écoute de la maladie mentale. Pour lui, deux attitudes étaient laissées au colonisé : « la pétrification soumise » ou « la violence », mais il s'agit d'une « violence rédemptrice » et non d'une vengeance. La personnalité de Fanon Fanon était un idéaliste passionné et un révolutionnaire. La personnalité de Fanon est marquée par ses fréquentations prestigieuses de ses maîtres et tout d'abord Sartre le philosophe, Tosquelle le psychiatre républicain, Jeanson le militant, Marx et Kant ses repères théoriques et Aimé Césaire, le poète martiniquais, qui lui a insufflé le sentiment inaliénable de la liberté. « Chaque fois que la dignité et la liberté de l'homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu'elles seront menacées, en quelque lieu que ce soit, je m'engagerai sans retour. » Fanon est aussi écrivain, sociologue. Son ouvrage sur le racisme et la culture intitulé Peau noire et masque blanc où il dénonce avec vigueur les blessures du racisme au cours de son engagement aux côtés des Forces libres françaises durant la Seconde Guerre mondiale. Effectivement, il constate l'indifférence des Français à l'engagement des siens, il est nègre et considéré comme tel. Profondément blessé, il s'écrit : « Je me suis trompé. » Critique Dans le cadre de la littérature comparée avec les œuvres d'un autre grand psychiatre français, auteur célèbre par son fameux Traité sur les hallucinations, fondateur de la théorie de l'organodynamisme, EY. H., dans un ouvrage intitulé Défense et illustration de la psychiatrie, on retrouve à la page 71, « La fonction sociale de la psychiatrie ; rôle et personnage du psychiatre » : « La fonction sociale de la psychiatrie est juste le contraire de la fonction répressive qui lui est attribuée. La mission du psychiatre est toujours la même : délivrer le malade de sa maladie qui est essentiellement une pathologie de la liberté. » Cette prise de position a été faite en 1977 en pleine crise contre les thèses de l'antipsychiatrie. En écrivant dans le personnage du psychiatre : que « le psychiatre n'est pas un policier, que le psychiatre n'est pas un militant politique », EY. H., en s'appuyant sur cette idée, c'est justement pour soustraire la psychiatrie à la manipulation politique pour pouvoir conserver un maximum d'objectivité, de lucidité et de neutralité. Comme il le précise, le psychiatre est avant tout un médecin. Ce n'est pour autant que Fanon les a perdues car il vivait dans un contexte politique et historique particulier que EY. H., malheureusement, ne pouvait pas comprendre. Fanon a intégré parfaitement la connaissance sociologique et culturelle de son environnement, ce qui lui a permis de « discriminer ce qui est pathologique et ce qui l'est pas », pour reprendre l'expression propre de EY. H. Son engagement lui a permis de saisir pleinement les mécanismes psychopathologiques qui se traduisaient par des troubles psychiques. Est-ce que Fanon était en souffrance pour la condition humaine de ses compatriotes ? Certainement oui. Il a combattu sa propre souffrance en cherchant à matérialiser sa propre expérience par l'authenticité d'un témoignage. C'est pour cette raison les mots utilisés par Fanon sont porteurs de vérité. F. Fanon est le premier à faire de l'ethnopsychiatrie sans le savoir, dans la conception de J. Devereux qui écrit, en 1956, : « Culture et psychisme sont équivalents. » Fanon est l'un des premiers auteurs avec M. Lacheraf à avoir utilisé le terme de « la conscience collective », pour évoquer la naissance de la nation algérienne. Il fut un pionnier de la psychiatrie transculturelle, car il a étudié les mouvements massifs de la population engendrés par la guerre et l'exode rural ainsi que les effets déstructurants de la torture coloniale et ses conséquences : les traumas psychiques. Fanon s'est consumé comme une bougie pour nous éclairer de ses lumières. Il est comme un des personnages de Balzac dans son œuvre Peau de chagrin. Sa vie est tellement intense qu'il n'a pas vu le temps passer. Mais le peu de temps qu'il a vécu, il a pu laisser un témoignage éternel sur l'engagement, l'humanisme et la liberté qui sont des valeurs universelles inaltérables. Espérant que les combats de ce militant ne constituent pas des souvenirs oubliés dans les pages jaunies des bibliothèques, mais, au contraire, un exemple pour méditer et s'identifier. La jeunesse a besoin de héros pour y croire, pour se construire. A ce titre, Fanon constitue un héros au sens légendaire du terme. L'auteur est : Médecin, chef de service de pédopsychiatrie Drid-Hocine, Président de l'Association algéroise de pédopsychiatrie Bibliographie : Les principaux ouvrages écrits par F. Fanon sont : Peau noire, masques blancs, éd. du Seuil, 1952 Les Damnés de la terre, 1961, réed. la Découverte, 2002 Pour la révolution africaine, éd. Maspero, 1964 Biographie de F. Fanon : Alice Cherki : Portrait, éd. du Seuil, 2000 : Chaulet-Achour : F. Fanon l'importun Doray B. : F. Fanon : Une lumière dans la psychiatrie coloniale, extrait du livre la Dignité. EY. H. : Défense et illustration de la psychiatrie (la réalité de la maladie mentale), éd. Masson Baghtache Merzac : F. Fanon : sa vie militante, son œuvre engagée. Un penseur qui s'est emparé de son temps. El Watan, quotidien national du 8 septembre 2005.