Cher Boubekeur, Voilà dix longues années que tu nous as quittés pour toujours. Certains diront : déjà dix ans, c'était hier ! Non pour tes proches et tes amis, ce n'était pas hier, c'est au contraire excessivement long et insupportable à vivre. Triste fut pour ta famille, en particulier, et pour tous tes amis la journée de ce jeudi fatidique où tu as été lâchement assassiné à la sortie d'une assemblée de l'organisation de la fédération de France. Ceux qui t'ont assassiné ne l'ont pas fait au hasard, car parmi tous les autres participants à cette réunion, tu étais celui qu'il fallait supprimer. Tu représentais, pour eux, le symbole de la défense de l'Etat républicain qu'ils voulaient détruire en faisant taire toute opposition par la terreur. Infatigable, tu étais présent partout à travers le territoire national que tu sillonnais de long en large, pour participer aux grandes manifestations organisées en faveur de la République, pour la démocratie et la liberté. Tu tenais à assister aux funérailles des victimes du terrorisme, à compatir à la douleur de leurs familles et à les réconforter. Ta présence sur la scène politique et ton combat permanent étaient très remarqués. Tu n'as ménagé aucun effort pour combattre une idéologie rétrograde, défendre la démocratie naissante et le pluralisme politique, développer une vision moderniste et ouverte sur le monde. A Alger, ta maison ne désemplissait jamais, cela était naturel, et, dirai-je, le menu quotidien de l'homme d'Etat et le politique que tu étais pour débattre des problèmes du pays et de son avenir. Tu n'hésitais pas à te déplacer à l'intérieur du pays où des citoyens épris de liberté, coupés de l'information, trouvaient en toi le nationaliste de toujours et le pédagogue alliant toujours la réflexion en vue de l'action. Courageux, tu n'hésitais pas, malgré l'insécurité, à prendre des risques énormes pour ta vie, à saisir ton bâton de pèlerin et à te rendre auprès de ces hommes et femmes de bonne volonté pour les informer, les encourager à continuer la lutte jusqu'à la victoire dont tu n'as jamais douté, mais aussi à les écouter avec beaucoup d'attention et d'humilité. Ta sérénité, ta détermination et ton optimisme, durant ces années tragiques pour le pays, étaient contagieux et inspiraient l'admiration, le respect et la confiance. Que de soirées mémorables passées avec un cercle restreint d'amis jusqu'à des heures avancées de la nuit dans des débats d'idées passionnants et captivants sur l'avenir de l'Algérie. Je te revois au moment de prendre la parole, tirer un petit peigne de la poche intérieure de ta veste, le passer dans les cheveux, extraire une cigarette de son paquet, en tapoter le bout sur la table sans l'allumer et prononcer un « eh bien » qui était le signal du début d'une intervention sur la situation générale, précédée de certaines informations que tu t'empressais de nous communiquer en premier lieu. Je pense que tu savais que nous étions inquiets et avides de connaître les derniers développements de la situation politique et sécuritaire qui constituaient les préoccupations majeures des citoyens. Puis c'était au tour de l'homme d'Etat de s'exprimer, bien sûr, sur l'état général du pays, mais surtout sur son avenir, les choix politiques, le pluralisme, l'approfondissement de la démocratie, les réformes et choix économiques, le développement, la position de l'Algérie dans le monde, dans le bassin méditerranéen et ses relations futures avec les pays du Maghreb notamment. Battant et optimiste comme toujours, tu étais convaincu de l'issue du combat et tu te projetais déjà dans la construction de l'avenir de la nation. Ton engagement était total pour tes convictions et tes nobles idéaux. Nationaliste dans l'âme, tu as consacré et voué toute ta vie et jusqu'à ton dernier souffle à ton pays. Adolescent, tu t'es engagé dans la lutte nationaliste, à l'instar de beaucoup de jeunes de Tlemcen, berceau du nationalisme. Ta condition sociale était modeste comme celle de la majorité de la population à l'époque. EIIe t'incitait à aspirer à une vie meilleure, plus équitable et à combattre les inégalités flagrantes et injustes du système colonial. Tu habitais le quartier populaire de l'allée des Mûriers où tu pouvais voir Messali Hadj rendre visite, quand les circonstances le lui permettaient, à sa sœur, dont le domicile était voisin du vôtre. Cet homme charismatique et imposant, à la longue barbe, portant une gandoura, une chéchia et la canne à la main impressionnait et attirait la jeunesse de l'époque. Le nationalisme représentait « la nahda », l'espoir et le renouveau et était l'objet de toutes les discussions de la population, particulièrement des cercles de la ville où se rencontraient les intellectuels. Tu t'es engagé ensuite à fond et sans aucune restriction dans la guerre de Libération nationale. Après l'Indépendance, tu as continué la lutte pour apporter ta contribution à la reconstruction du pays. Le commis et l'homme d'Etat que tu as été n'ont ménagé aucun effort pour l'intérêt national. Tes amis ne t'ont jamais oublié. Ils se rappellent et évoquent tes idées à l'occasion de chacune de leurs rencontres et en toutes circonstances. Ils ne t'oublieront jamais. Les graines que tu as semées continueront à germer, à fleurir et à essaimer pour propager tes nobles idéaux. Si, physiquement, tu n'es plus là, tu es et tu seras toujours présent dans leurs cœurs et dans leurs esprits. Tu continues à les rassembler autour de ta tombe où, chaque année, ta famille, tes amis, tes admirateurs ou de simples anonymes se retrouvent pour la fleurir, réciter une prière, évoquer un souvenir ou une anecdote. Ils sont de plus en plus nombreux, d'année en année, à venir se recueillir sur ta tombe, signe de reconnaissance de tes grandes valeurs humaines et des efforts colossaux accomplis durant cette terrible et tragique période. Non, tu n'es pas mort dans le cœur de ceux qui t'aiment, car ils ne t'oublieront jamais. Tu n'es pas mort, car, comme tu le répétais souvent, « au pessimisme de la réalité » tu as toujours su « opposer » l'optimisme de la volonté et ton amour incommensurable pour ton pays et son peuple. Tu peux dormir en paix, Boubekeur, dans ton sommeil éternel avec la satisfaction du devoir accompli. Mounir Gaouar