Il faut écrire et mourir. C'est ce que Mikhaïl Athanassiévitch Boulgakov s'est dit pendant une bonne partie de sa vie. Ecrire et connaître le succès. Mais le public est une chose et la censure une autre. Exactement comme Molière qui battait régulièrement le record de l'applaudimètre populaire tandis que les dévots et autres champions de l'hypocrisie en tout genre jetaient sur lui l'anathème qui finit d'ailleurs, par retomber avec lui, un jour, mort enterré dans une infâme fosse commune. Il était donc tout à fait naturel que l'écrivain soviétique de la première moitié du XXe siècle s'engouffrât dans l'étude de la vie et l'œuvre du dramaturge français du XVIIe siècle. Tous deux partageaient la passion du théâtre et l'insigne honneur d'être des écrivains qui dérangent l'ordre du discours régnant officiellement. Autres temps, mœurs identiques. Lorsque l'écrivain ne triche pas avec ses convictions, il peut s'attendre à une hostilité active des représentants de l'idéologie au pouvoir. Active et terriblement efficace dans le cas de Boulgakov. Taxé d'antisoviétisme et même d'« émigré de l'intérieur », lynché par une presse aux ordres, Mikhaïl Boulgakov voit retirer de l'affiche toutes ses pièces théâtrales en 1929. Il peut également lire sa rubrique nécrologique en voyant son nom figurer dans le Dictionnaire des mots sortis d'usage de Maïakovski qui célèbre à sa manière la mort littéraire de son confrère. Alors ? Alors, tant qu'à être mort, écrire. Ecrire Le maître et Marguerite. Un pur joyau du roman fantastique, effrayant et drôle. Un chef d'œuvre. Pressentant peut-être sa mort prochaine de dramaturge, Boulgakov commence à rédiger au début de l'année 1929, un roman qu'il achève en février 1940, quelques semaines avant sa vraie mort. Pendant plus de 10 années, les plus pénibles de son existence, Boulgakov s'est trouvé un compagnon qui le réconforte et le tourmente à la fois. Un manuscrit remanié, délaissé, recommencé, brûlé. Et puis un jour, le 12 août 1932, lors d'un séjour à Leningrad, l'écrivain se remet à son roman, sans notes ni brouillons. A sa femme étonnée, il déclare : « Je le sais par cœur ». Le 2 août 1933, il mentionne dans une lettre la reprise de ce travail en ces termes : « Le diable est entré en moi. D'abord à Leningrad, puis ici (à Moscou), suffoquant dans mon appartement exigu, j'ai recommencé à modeler page après page ce roman que j'avais abandonné il y a trois ans. » Le 3 octobre 1934, on peut lire une mention marginale sur le manuscrit : « A terminer avant de mourir. » Ecrire et mourir. Ecrire dans des conditions qui rappellent le calvaire du Christ. Tomber avec sa croix, se relever, la charger sur ses épaules, et grimper tout là-haut sur le Golgotha où attend l'immortalité. Il faut oser la comparaison, parce que Jésus-Christ est un des personnages-clés de Le maître et Marguerite. Trois chapitres le mettent en scène en donnant une part belle à Ponce Pilate, le cinquième et dernier procurateur de Judée qui ne se lave les mains à aucun moment d'une histoire des hommes où tout s'apprête à basculer. Pilate est disposé à laisser la vie sauve à un philosophe vagabond qui ne sait pas ce qu'il dit. Pas question toutefois de le laisser sur le territoire explosif de la Judée. Allez, c'est dit, Yeshoua (« le seigneur est le salut » en arménien), surnommé Ha-Nozri (de Nazareth), sera exilé et condamné à être emprisonné à Césarée (actuelle Cherchell) qui est le lieu de la résidence du procurateur. Allez, c'est décidé ! Un peu trop vite. Un secrétaire zélé tend au procurateur une feuille de parchemin qui accuse et condamne Yeshoua pour crime de lèse-majesté. Des pensées bizarres et incohérentes traversent alors soudainement l'esprit de l'homme tout puissant. « Il est perdu !... », puis « Nous sommes perdus ! ... ». Et parmi elles, on ne sait quelle idée absurde d'immortalité qui provoque chez Pilate, face à ce gueux menotté, une intolérable angoisse, on ne sait pourquoi. Vite ! Essayer de reprendre les choses en mains. « Dis-moi, Yeshoua, as-tu dit quelque chose à propos du grand César ? Tu n'as rien dit, n'est-ce pas ? » Le malade mental a bien compris qu'une perche lui était tendue, mais comment et pourquoi la saisir ? Le mensonge est lourd et la vérité si facile et si agréable. « J'ait dit, entre autres, que tout pouvoir exercé est une violence exercée sur les gens, et que le temps viendra où il n'y aura plus de pouvoir ni celui des Césars ni aucun autre. L'homme entrera dans le règne de la vérité et de la justice, où tout pouvoir sera inutile. » Pauvre fou qui ne veut pas sauver sa vie au prix du mensonge. Pauvre écrivain fou appelé « le Maître » qui raconte cette histoire de Yeshoua dans un roman qu'il a brûlé, et qui se retrouve enfermé à vie dans un hôpital psychiatrique dans Le Maître et Marguerite, après avoir été démoli par une presse aux ordres, tout comme Boulgakov dans sa vraie vie, dans l'exiguïté de son appartement moscovite en proie à la frénésie d'une écriture fiévreuse et vitale, mortifère. Mise en abîme d'histoires. Fiction et réalité. Conflit nécessaire entre les hommes de pouvoir et les diseurs de vérité. Ne pas céder ni devant le cinquième et dernier procurateur de Judée ni devant les gardes chiourmes de l'ordre officiel. Tenir. Dire la vérité. Ecrire jusqu'à la mort. Jusqu'à la folie. Qui sauvera une situation désespérée ? Le diable. Dès le début du roman, Boulgakov, en bon dramaturge, assure une entrée remarquable à un certain professeur Woland, un étranger aux étranges pouvoirs, qui lit dans les pensées et programme l'avenir qui arrive comme il l'a dit, le diable seul sait comment et pourquoi. Et pour cause ! Ce professeur est le diable en personne et il n'a rien à voir avec le Mephisto de Faust. Maître du jeu, Satan débarque à Moscou avec toute sa bande, le truculent Azazello flanqué d'un gros chat noir qui parle, l'inénarrable Béhémoth. Moscou s'anime et sombre dans une joyeuse folie : deux mille personnes qui sortent d'un théâtre à poil et rentrent dans cette tenue en taxi chez elles, des roubles qui deviennent des dollars avant de redevenir du papier, des sorcières qui volent dans la nuit. La Grande Illusion. Du grand art. Oh ! bien sûr, il y aura quelques dégâts ; deux ou trois morts, des immeubles incendiés, une maison des écrivains ravagée. Quelqu'un était venu dans la capitale pour y mettre de l'ordre en la détruisant, le diable seul savait qui. Et pour cause ! L'esprit malin punit les méchants, libère le Maître romantique pour le rendre à une magnifique Marguerite aimante et aimée. Quant au manuscrit que le Maître pensait avoir brûlé, le voilà qui réapparaît intact à la fin de Le Maître et Marguerite. Et voilà le Maître sommé de mettre un point final à l'histoire de Yeshoua. Tu es libre, dit le Maître à Pilate transformé en pierre en une dernière vision apocalyptique que Satan et son équipe de nettoyeurs laissent derrière eux. Tu es libre, libre, libre. Trois fois pour que le cinquième procurateur de Judée, revenu à la vie, saisit la puissance du message et le pouvoir du messager. Il n'a plus mal à la tête et l'angoisse ne sert plus son cœur. L'immortalité, ça existe. Le 2 août 1933, il est peut-être 22 h. « Dieux, dieux ! comme la terre est triste le soir. » A Moscou, l'atmosphère est suffocante dans l'appartement exigu de Boulgakov qui sent le diable entrer en lui. Vite ! Ecrire avant de mourir. Ecrire et mourir immortel. Montrer que la lâcheté est le pire des défauts. Donner raison à celui, déraisonnable, qui tient à ses idées dans la douleur et le dénuement. Au jeu de la vérité et de la mise à mort, c'est l'immortel qui triomphe. Non pas l'académicien officiellement honoré, mais celui que les institutions de pouvoir et de répression font entrer de son vivant dans le dictionnaire des mots proscrits. Aussi bien fallait-il libérer Ponce Pilate, le cinquième et dernier procurateur de Judée, exemplaire en puissance et en culpabilité, livré au doute et au remords, à l'angoisse inexplicable en présence d'un gueux menotté. Il était perdu. Nous sommes perdus. Le diable sait pourquoi et combien il faut de désespoir pour s'en remettre à lui. Une vie à terminer debout avant de mourir.