pourquoi ne pas le dire : il arrive que, pour certains écrivains, écrire, c'est tout simplement la seule manière pour eux de donner un sens à leur vie. Pour eux, en dehors de leur obsession d'écrire, rien ne trouve grâce à leurs yeux. Dans un monde de violence sociale, face au désordre des choses, l'écrivain - particulièrement en Algérie - ne trouve plus sa place, il s'agite, se sent mal, ne comprend pas sa détresse, il se sent perdu parce que sa sensibilité extrême, insoutenable ne le laisse pas en paix, parce que tout simplement, il fait partie de ces gens qui comme l'écrit Blanchot à propos de Kafka ne sont « pas très aptes à vivre. » Comme le dit, d'une façon facétieuse, Mustapha Benfodil : « J'écris parce que les psy. coûtent plus chers que la hantise d'une page blanche ! » Il arrive donc un moment, où il lui faut bien admettre qu'une vie ordonnée, linéaire, sage n'est pas pour lui. Descendre toujours plus bas Non pas qu'il soit anormal ou différent, mais il se rend soudainement compte que son inaptitude, ce qu'il croit être une faiblesse, est devenue sa force, une arme secrète et qu'il lui faut absolument s'y soumettre, y consacrer toute son énergie, tout son temps : sa vie. Il écrit pour vivre et cette vie lui sert à écrire. Pour lui, l'écriture n'est pas qu'un palliatif face au malheur de la vie quotidienne, c'est une autre vie, pleine de promesses, une vie autonome, parfois douloureuse mais qui sait lui donner des joies absolues. Mais comprendre que les raisons pour lesquelles on écrit sont intimement liées au simple fait de vouloir écrire toujours plus, comprendre cela implique de lourd sacrifices. Il ne suffit pas de savoir « pourquoi écrire ? » pour que le mystère de cette aventure s'épuise. Nul mieux que Kafka n'a pressenti, pensé et écrit sur l'acte même de l'écriture. Bien plus, il est arrivé au point où il ne tentait plus d'expliquer ses pulsions d'écriture - devenue au fil des années une névrose - mais au contraire ne désirait qu'une seule chose : s'abandonner sans réserve à l'écriture, être et se transformer - à l'instar de Grégoire Samsa, le héros de La Métamorphose - en un animal littéraire. « Je ne suis que littérature et je ne peux ni ne veux être rien d'autre », écrivait Kafka dans son Journal intime, ou encore « Tout ce qui n'est pas littérature m'ennuie ». Si on lui posait la question « Ecrire, pourquoi ? », il est probable qu'une de ses réponses serait : « Pour écrire ! » Kafka ne parlerait pas de politique, ne referait pas le monde, n'invoquerait aucun trouble (psychique, physique,... et on oublie aujourd'hui qu'il a vécu au temps de la Grande Guerre et de ses atrocités) mais parlerait sans fin de l'impérieuse nécessité d'écrire et pour écrire, de s'enfoncer dans la nuit, de descendre dans le sous-sol toujours plus noir de l'écriture. Pour Kafka, écrire ce n'est pas aller chercher (comme le veut l'image d'Epinal) l'inspiration là-haut dans le ciel, dans l'espace céleste de la grâce, non, c'est, comme l'a écrit Marthe Robert, dans une magnifique et fameuse expression « Creuser le puit de Babel ». Descendre pour s'élever, voilà l'étrangeté première de l'acte d'écrire. L'espace du partage Et puis il arrive, enfin, que l'on écrive pour des raisons presque triviales, d'autres sociales ou d'autres encore extravagantes. Chawki Amari - le seul écrivain algérien qui ressemble exactement à ses livres, c'est-à-dire qui est un écrivain absurde -, maniant avec virtuosité le paradoxe, écrit cela : « J'écris pour avoir quelque chose à dire. Mais comme j'ai déjà des choses à dire, j'écris en attendant d'avoir plus de choses à dire. » Plus loin, il y a le seul écrivain au monde (bien qu'il ait de nombreux cousins) qui sait exactement pourquoi il écrit. C'est aussi le seul écrivain, à ma connaissance, qui justifie pleinement son salaire : il s'agit de l'écrivain public. Rencontré près du square Sofia, il avoua que, selon lui, « les écrivains écrivent pour remplir les rayonnages vides des bibliothèques. Tandis que moi, j'écris parce qu'on me le demande ». C'est probablement le seul écrivain heureux parce qu'il sait exactement pourquoi il écrit : parce que quelqu'un, à un moment, est venu le voir et le lui a demandé. C'est une relation sociale qui s'est nouée, c'est un pacte qui a été scellé. Pourquoi écrire ? « Ecrire, c'est d'abord un acte esthétique à destination des autres. C'est un espace potentiel dans lequel je partage une infinité de sentiments à travers une histoire » nous dit Jaoudet Gassouma l'auteur de Zorna. « Pour ma part, je n'écris pas, mais si j'écrivais, il me semble que ce serait pour jouir d'un peu de reconnaissance », m'a alors soufflé un jeune éditeur algérois. Judicieuse et malicieuse remarque. Car seul l'écrivain sait bien qu'il est seul, il sait qu'il est « une machine célibataire » pour reprendre les mots de Marcel Duchamp. Mais, au fond, il sait aussi qu'il écrit pour être lu (car aucun écrivain n'a réussi à brûler son œuvre lui-même, de son vivant, ni Virgile ni Kafka). C'est le plus lourd secret qu'il puisse porter, c'est l'inavouable même qui éclaire le mieux notre lanterne. Ecrire parce que l'on a des choses à dire (et à écrire), c'est écrire parce que l'on désire qu'une personne prenne un livre (peu importe lequel), l'ouvre et le parcourt en silence. En définitive, ce qui demeure sacré, c'est cette alliance entre l'écrivain et le lecteur, quelles que soient les motivations du premier et qu'importe la façon dont le second s'empare de son texte, le lit, le transforme, le travestit. Ce qui demeure c'est aussi le recueillement, toujours silencieux, du lecteur face au livre, car, comme le dit si bien Enrique Vila-Matas : « Personne n'est moins agressif que quelqu'un qui baisse les yeux pour lire le livre qu'il a entre les mains. Il faudrait partir en quête de ce recueillement universel. » Ecrire, pourquoi ? Pour gagner un peu de sagesse.