il n'est pas possible, aujourd'hui, d'aborder la littérature russe - toutes périodes confondues - sans mettre au tout premier plan le nom de Mikhaïl Boulgakov, dramaturge, romancier et essayiste, dont l'œuvre porte une ampleur et un retentissement universel. Disparu précocement en 1940 à l'âge de 49 ans, Boulgakov était un grand esprit dont la liberté de ton, le caractère dissident de ses thèmes lui valurent d'être harcelé par la bureaucratie soviétique et largement marginalisé par l'officielle union des écrivains au point de rester sans ressources. Ironie de l'histoire, il fallut l'intervention personnelle de Staline, le maître du Kremlin, pour que Boulgakov trouve un emploi de régisseur dans un théâtre de Moscou où, comble de la distorsion idéologique de ces temps, ses propres pièces avaient été représentées. Le théâtre de Boulgakov, à l'image de La Journée des Tourbine, autant que ses romans, La Garde Blanche, Le Roman de Monsieur Molière ou Cœur de chien, dérangeaient et portaient sur lui l'attention des appareils idéologiques et repressifs qui y voyaient des critiques à peine voilées du pouvoir établi. De cette production, le roman Le Maître et Marguerite est celui qui aura valu le plus d'ennuis à Boulgakov, car les thuriféraires du régime ne doutèrent pas que Boulgakov représentait Staline sous les traits de Satan. Roman complexe, novateur dans sa structure en flashes-back -pour en souligner la correspondance avec le cinéma -, Le Maître et Marguerite décrit l'arrivée du diable - Woland - à Moscou et les péripéties qui ont découlé de son séjour. Nettement démarqué de Goethe - on pense à Faust tout le long de ce sublime roman- Le Maître et Marguerite plonge le lecteur au plus profond de l'histoire humaine en racontant le drame de Ponce Pilate qui ne trouve pas le sommeil éternel du fait de son sentiment de culpabilité dans la crucifixion de Jésus. Ce drame est le thème du roman qu'a écrit un écrivain russe - qui ressemble à Boulgakov - et dont l'audace lui a valu les foudres de la censure. L'ossature narrative du roman de Boulgakov, en faisant interférer les époques, installe Le Maître et Marguerite dans l'intemporalité de l'histoire, et ce n'est bien évidemment possible que du fait de l'immense érudition de Mikhaïl Boulgakov, dont la connaissance fine de la naissance du christianisme et des protagonistes qui y avaient contribué est indiscutable. Au nombre de ceux-là figure le diable lui-même, ce Woland venu à Moscou, qui se trouvait sur le chemin de croix lorsque Jésus fut mené au supplice avec l'assentiment de Ponce Pilate qui croyait par cette décision faire la paix avec les juifs.L'âme de Ponce Pilate errera pour l'éternité à proximité du Golgotha, loin de cette Rome que n'intéressait plus le sort de si lointaines provinces. L'écrivain parle de l'hémicranie de Ponce Pilate, c'est d'une certaine manière la souffrance du remords qui lui broye la tête. C'est de ce mal que l'écrivain - dans lequel on reconnaît donc Boulgakov - veut guérir le procurateur de Judée et seul le Diable peut lui accorder cette grâce.C'est ce splendide enchevêtrement qui dans Le Maître et Marguerite donne la mesure d'un Boulgakov dans la plénitude de son art. A Moscou, le Diable, avec l'aide de Marguerite, une jeune fille russe d'une saisissante beauté, prépare un bal pendant lequel les illustres personnages du passé viendront lui faire leur dévotion. Cette jeune fille, tout comme le romancier compatissant pour Ponce Pilate, est le porte-voix de Boulgakov dont l'admiration pour l'enseignement des précurseurs - y compris Casanova - transparaît au fil des pages de ce grandiose roman qui dit l'écart entre les périodes et les hommes. Révolutionnaire par sa technique, Le Maître et Marguerite n'en est pas moins un roman rigoureusement documenté - la description du jugement de Jésus est indicative à cet égard - et non dénué d'influence, Goethe, mais aussi Gilbert Lewis dont on voit Le Moine dans les superbes pages.Tout immense que soit son talent, sa capacité extraordinaire d'architecturer un récit à étages aussi complexe que celui qui articule Le Maître et Marguerite, Mikhaïl Boulgakov décline la grandeur de Pouckine dont il cherche à percer la beauté de sa poésie en sachant qu'elle est inégalable. Cette admiration est chez Boulgakov le contrepoint de la médiocrité de l'époque dans laquelle il vivait et dans laquelle il voyait la médiocrité et l'opportunisme. On verra certainement chez le grand écrivain la part de l'humilité car seul un grand esprit célèbre la supériorité chez les autres. Le roman de Boulgakov se termine de manière positive pour Ponce Pilate délivré du fardeau pesant de la culpabilité par Woland, le diable, qui récompense ainsi Marguerite, l'égérie de l'écrivain, ce Maître auquel le destin et les hommes n'ont pas su rendre justice. Derrière l'allégorie, sous le voile de l'expiation définitive d'un damné, Boulgakov a agité dans Le Maître et Marguerite les thèmes tabous de la religion et de la foi dans une société qui privilégiait le matérialisme. Mikhaïl Boulgakov est un écrivain qui est exposé précisément aux risques de ses personnages, à cette errance dans les limbes de l'oubli qui a fait table rase d'une littérature soviétique à laquelle jamais il n'appartint de quelque manière que ce soit. A la différence de Ponce Pilate qui accepta le sacrifice de Jésus comme un compromis politique, le romancier ne se lava pas les mains du sort de la Russie, et c'est ce que ne lui pardonnèrent pas les gardiens de l'ordre établi.