Si l'issue du référendum était prévisible d'entrée de jeu, celle, en revanche, de l'établissement effectif de la paix civile au sein de la société l'est beaucoup moins. Car pour être pérennisée, celle-ci exige, en deçà du cadre juridique, une institutionnalisation sociale. Or, c'est là précisément où se noue le fil de la crise : comment vont cohabiter, à l'aune de l'impunité, bourreaux et victimes ? Peut-on se fier à l'oubli de fuite , au pardon de commande, et espérer engendrer, comme par un divin enchantement, une société soudainement réconciliée avec elle-même, tolérant ses multiples composantes idéologiques, culturelles, sociales et politiques qui étaient jusque-là en conflit symbolique et armé ? Le vœu paraît d'autant plus naïf que le passé éprouvé est indestructible, ainsi que nous l'enseigne Freud, l'avocat de l'inoubliable. Par-delà la persistance des traces mnésiques inhérentes à l'expérience traumatique, c'est la question indivisément politique et culturelle qui surgit à nouveau : « Qu'est-ce qui nous divise sans faire de nous des ennemis irréconciliables ? » La question, éludée par la « charte » en dépit ,même de son lien dialectique avec l'institution de la paix, est d'autant plus déterminante que les déclarations d'anciens « jihadistes » invités à prendre la parole au cours de la « campagne de sensibilisation pour la réconciliation nationale », achèvent de jeter le trouble sur la démarche entreprise : comment cohabiter avec des acteurs qui, non seulement ne demandent pas pardon pour leurs forfaits, mais, de surcroît, ne regrettent strictement rien de ce qu'ils ont commis ? La question dépasse de bien loin les belligérants directs du conflit, tant elle englobe la communauté politique dans son entier. En d'autres termes, quel pacte civique va faire se lier, en société, les agents sociaux acquis aux normes culturelles et cultuelles du néo-fondamentalisme à ceux qui refusent de souscrire aux impératifs de cette vision du monde ? Si le problème ne se pose plus au niveau de l'arène partidaire officielle, en raison du processus de « désamorçage » suivi depuis janvier 1992, il demeure, à l'opposé, particulièrement chargé d'intensité sur l'arène sociale dans laquelle le pluralisme moral échappe (délibérément) au verrouillage du régime politique. Or sur ce plan, la violence symbolique y est particulièrement vive, qui se déploie avec une force annonciatrice de lendemains incertains. Le « retour » à l'ordre moral est en gestation comme en témoigne la montée, aussi prompte qu'irrésistible, de la vague de ré-islamisation salafiste au lendemain du séisme du 21 mai 2003. Que l'on ne s'y trompe pas : le « reflux » de l'islamisme politique - au demeurant difficile à mesurer en l'absence d'un jeu électoral réellement concurrentiel - s'accompagne d'une dissémination sociale et culturelle du néo-fondamentalisme. Comme croyance en un ensemble unique de valeurs morales, celui-ci ne favorise nullement l'instauration de la tolérance. Peut-on par conséquent bâtir une paix civile sur les décombres fumants d'un régime social travaillé par l'intolérance ? Sauf à évacuer les contradictions idéologiques de la société algérienne avec l'eau du bain populiste, le problème de la coexistence pacifique des groupes et des individus, opposés dans leur mode d'être en société, demeure entier. Deux visions s'entrechoquent ici : le gouvernement des âmes et le gouvernement de soi ; le premier est le mode privilégié de la « communauté de croyants », le second est le propre de la communauté des citoyens. Peut-on concilier entre ces deux univers de sens ? L'une des réponses possibles à cette question est la tolérance comme fruit du scepticisme moral. En effet, la tolérance est souvent issue de l'épuisement des passions : la fatigue des passions générant, de guerre lasse, la coexistence de leurs agents respectifs. En sommes-nous là après une décennie de « guerre civile » ? La tolérance comme fruit du scepticisme moral repose sur une conviction difficile à faire partager : si l'on pense qu'il n'existe aucune vérité morale qui puisse être identifiée de façon infaillible, alors la tolérance devient une réponse appropriée à l'acceptation du pluralisme moral. A l'inverse, « si l'on a des certitudes dans le domaine moral, on pourrait alors penser qu'il est justifié d'imposer la vérité aux autres, ou du moins de les empêcher de répandre des opinions erronées sur les questions morales et religieuses ». Il y a une autre défense possible de la tolérance : l'autonomie de l'individu. John Stuart Mill est l'un des tout premiers philosophes politiques à avoir mis en exergue le lien entre tolérance et pluralisme moral : « La seule raison légitime qui puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres, écrit le penseur politique libéral du XIXe siècle est de l'empêcher de nuire aux autres...Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l'individu est souverain. » Comme on peut le constater, le recours aux valeurs du libéralisme politique peut s'avérer, ici comme ailleurs, d'une grande utilité pour bâtir la paix civile sur le socle de la tolérance. Celui-ci nécessite cependant une refonte culturelle sur l'autel de laquelle le système politique n'est pas près de se sacrifier...