Cette chronique consacrée à El Farabi et à son si passionnant et si complexe système, aborde un point qui a un lien étroit avec le réel socio-politique et sa gestion en Islam classique. Dans nombre de pays arabo-musulmans, et l'Algérie n'y échappe nullement, même après en avoir été épargnée pendant longtemps grâce à ses intellectuels islahistes (Ibn Badis, El Ibrahimi, Et Tbessi, El Okbi entre 1930-1965) et surtout grâce à sa révolution populaire radicale puis populiste éclairée (1954-1984), le problème du savoir, de la connaissance et de la politique aura conduit à des situations, où paradoxalement l'engagement intellectuel mettait en valeur le désengagement vis-à-vis du pouvoir, la véritable quête de savoir absolu, de probité intellectuelle et de perfection mystique comprimée dévoilait quant à elle la gabegie, le charlatanisme, l'imposture et la médiocrité généralisés. L'équation basique essentielle restera toujours l'identité remarquable qui met à égalité et en relation de cause à effet la vertu et la connaissance, la seconde comme cause première de la précédente. La vertu farabienne n'est ni spirituelle ni corporelle. Elle est surtout sociopolitique (la cité vertueuse). Assurément pas identitaire, elle est fondamentalement civique, citoyenne. Il reste à clarifier un point nodal dans cette vision farabienne : la place et le rôle de l'étant, être et individu, savant et charlatan, gouvernant et/ou gouverné, souverain et sujet. El Farabi découvre alors que tout rapport au pouvoir politique et à la gestion sociétale dans l'Islam classique est, par définition, un rapport de savoir (cela n'a guère changé jusqu'à aujourd'hui dans une société arabo-musulmane le plus souvent gérée et dirigée par des semi-analphabètes, ennemis du savoir et des Lumières). Le problème de l'acquisition et de l'instrumentation de ce savoir restera longtemps entier. Apparemment, la théorie émanationniste farabienne semble, ici, se distinguer aussi bien de celle de Platon que de celle de Plotin. D'abord, parce que pour les musulmans, pour tous les musulmans, la prophétie est un cycle définitivement clos (donc les lectures prophétologiques nous semblent en la circonstance inappropriées). Il ne peut y avoir de science infuse ni à la manière directe de Platon par réminiscence de la mémoire des âmes en leur vie antérieure et éternelle ni par transmission directe par infusion et souffle divin (nous nous démarquons radicalement des lectures interprétatives des islamologues européens comme Henri Corbin, dont le travail par ailleurs reste remarquable et respectable, comme des allégations mensongères de ceux qui prétendent avoir été inspirés directement par Allah, les marabouts et autres mystificateurs, les thuriféraires patentés des pouvoirs médiocratiques). Pas plus qu'il ne saurait y avoir en cité musulmane classique une éducation stricte et institutionnelle à la manière de Saint-Augustin avec un rôle cardinal et prononcé de l'institution ecclésiastique qui n'existe pas en Islam, même s'il y a une hiérarchie formelle chez les chiites créateurs des premières universités (basriyya, koufiyya, baghdadiyya, Nidhamiyya, etc.), intellectuellement dégradées ensuite en institutions sectaires avec des Ribats défensifs devenus petits à petits des centres de formation très hiérarchisés et des lieux de contrôle draconien, comme les zaouias maraboutiques au Maghreb et en Afrique noire, véritables entreprises à caractère agro-économique de type semi-féodal pour aboutir enfin aux récentes mosquées transformées en cellules de propagande idéologico-politicienne lors des crises sociopolitiques ou des répétitives consultations électorales. Mais ce qui est intéressant à relever ici, c'est la hiérarchisation des « maqam » élitistes chez les musulmans, telle qu'elle se donne à lire à travers les textes d'El Farabi consacrés à la classification et la hiérarchisation des sciences (nous avons traité de ce problème dans la critique épistémologique de la thèse fort discutable d'un feu, ancien recteur d'université, qu'Allah lui pardonne ses manques et ses omissions puisque ses collègues - les membres de son jury - auront été plutôt sinon complaisants du moins paresseux (voir notre ouvrage sur Langages, langues et paroles données, éditions ENAG, Alger, 2004). Dans ces textes, El Farabi nous révèle une donnée très importante, à savoir la hiérarchie entre d'une part les jurisconsultes et les théologiens, en ce sens que cette hiérarchie tient à la fonctionnalité des deux sciences qui entraînent la hiérarchie institutionnelle entre les pratiquants et les spécialistes de sorte que les jurisconsultes (fuqaha) qui traitent des questions de dogmatique en rapport avec les problèmes sociétaux et leurs résolutions en fonction des textes législatifs et juridiques établis à partir des jurisprudences et des interprétations spécialisées en la matière, cependant que d'autre part les théologiens (al mutakallimun) procéderaient d'une tout autre logique, à savoir établir un contrôle draconien de toute disposition, tout comportement à partir de la lecture et de l'interprétation des textes religieux canoniques, coraniques ou traditionnistes (la fameuse charia qui bloque, et à ce jour, toute évolution sociétale parce qu'interprétée stricto sensu et sans liberté ni esprit d'innovation ni d'adaptation, encore moins d'adéquation avec la vie réelle et le monde vivant). Bien plus, le philosophe Magued Fakhri, auteur d'une thèse de PHD en philosophie islamique à Colombia University Press (New York, 1970) que nous avions évoquée une fois précédente (voir chroniques précédentes) souligne ce qui suit : « ... L'étude de la morale et de la politique chez El Farabi porte sur la question de la vertu et son rapport à la félicité d'une part, ou encore elle porte sur les modèles politiques qui concourent à protéger et promouvoir cette vertu d'autre part. En conclusion à cette étude, El Farabi aboutit à la mise en questionnement de deux disciplines qui sont le droit et le kalam. Pour ce qui est de l'étude du droit, il se limita à la présenter assertant qu'il consiste en la création ou en la fabrication des comportements de croyances et des obligations (actions et avis) religieuses avérées que le législateur suprême (Allah) n'aura pas spécifiées, et ce, sur le mode de l'analogie (qiyas) par rapport à ce qui aurait été asserté dans le texte canonique (voir Ihsaâ El Ouloum, p. 107). Quant à la science théologique (ilm al kalam), il le décrit comme étant la discipline de défense et d'illustration des croyances et obligations et la disputation offensive contre les avis contraires.