Les fragments qui suivent sont de la plume de Djoudi Attoumi(*), auteur d'un remarquable témoignage sur le colonel Amirouche. Les termes de ce témoin, ancien officier de la Wilaya III, sont durs et poignants. Ils reflètent l'immense détresse et la profonde douleur qui s'étaient emparées de milliers de djounoud, dont la vie était en sursis, et qui pouvaient basculer à tout moment dans un indescriptible cauchemar. Si elle dégage un goût d'amertume, la relation précise des faits ne laisse néanmoins, pas de place à la haine ou à la rancœur... « (...) On ne peut parler d'Amirouche en occultant le Complot des bleus. Son nom est de l'avis de tous, lié à cette tragique affaire. Tous les auteurs, pour la majorité des Français, qui ont écrit sur la guerre d'Algérie, lui ont imputé la responsabilité des exécutions, en sa qualité de responsable de la Wilaya III (...) » « (...) Une jeune fille du nom de Roza venait d'arriver d'Alger, pour être incorporée dans les rangs de l'ALN. Le capitaine Ahcène Mahiouz la suspectait, peut-être par son comportement bizarre. Elle fût arrêtée et interrogée. Elle aurait avoué avoir été chargée par le capitaine Léger, responsable du BEL (Ndlr, Bureau d'études et de liaisons, ex-2e bureau) pour la Wilaya III, afin de contacter certains officiers... C'est ainsi que fut déclenchée la lutte contre la bleuite (...) » « (...) Devant la gravité de l'affaire, l'ambiguïté des aveux ‘'spontanés'' et les dangers qui menaçaient la Révolution, qui aurait le courage de prendre une position contraire à celle de Amirouche ? Conditionnés tels que nous étions, nous voyons le mal partout, pour nous c'est toute la révolution qui se trouvait en danger... En vérité, il a trouvé de nombreuses voix favorables qui l'ont encouragé dans le processus de la lutte contre la bleuite. Il était peut-être pris par le temps et les circonstances exceptionnelles des maquis, comme la pression de l'ennemi, l'impossibilité d'avoir des prisons pour garder plus longtemps les inculpés et l'impossibilité de les acheminer vers l'extérieur. Il était tombé dans la spirale de la bleuite. Combien étaient-ils à être exécutés de la main même de leurs frères ? (...) » « (...) Ce fut une véritable hécatombe. Tout autour du centre d'interrogatoire, il y avait un semblant de cimetière ou plus exactement un charnier. Les victimes étaient à peine enfouies à la hâte au point où quelques jours plus tard des crânes, des membres et même des cadavres entiers émergèrent de la terre, comme s'ils refusaient leur sort, voulant ainsi ‘‘réapparaître au grand jour'' et narguer leurs bourreaux. Une vision macabre s'offrait aux passants qui ignoraient l'endroit ou qui n'ont pu l'éviter. D'ailleurs tous les alentours étaient interdits d'accès. Une puanteur suffocante se dégageait et agressait le visiteur avant même de voir le tableau macabre. Parfois, des charognards seront surpris en train de rôder entre les cadavres ou de traîner un membre arraché ou un lambeau de chair dans la gueule. Un ancien compagnon m'avait raconté, quarante ans après, que lors de son passage devant un charnier, il entendit des gémissements et lorsqu'il s'en approcha, il vit l'horreur : parmi les corps entassés pêle-mêle, il a vu un membre qui bougeait encore. Il me racontait qu'il avait vu des chacals déterrer des cadavres pour les dévorer. Après avoir vu ces images, il m'avoua qu'il avait pensé un instant se rallier à l'ennemi...il voulait se diriger directement vers le poste militaire de Taourirt, près de l'Akfadou ! (...) » « (...) Devant cette vision macabre, on ne pouvait s'empêcher d'avoir la chair de poule ; pire encore, cette puanteur nous donnait envie de vomir et nous collait à la peau pendant plusieurs jours. Lorsque nous buvions à une source, nous avions l'impression de retrouver cette puanteur dans la bouche. Une espèce de dégoût, un sentiment de révolte nous gagnaient de plus en plus. Pourquoi tant de gâchis ? Qu'ont-ils fait pour mériter un tel sort ? (...) » « (...) Quelle ingratitude, quelle folie que de voir son propre camarade, compagnon de tant de souffrances, subir des supplices et être exécuté de la main même d'un autre camarade. Il est des moments où l'homme devient pire qu'un animal, plus sauvage que le loup et plus avide de sang qu'un fauve (...) » Djoudi Attoumi. Le colonel Amirouche entre légende et histoire. La longue marche du Lion de la Soummam. (Compte d'auteur). Alger 2004. (*) Né en 1938 à Aït Ouaghlis dans la région de Sidi Aïch (wilaya de Béjaïa), Djoudi Attoumi est militant du MTLD (1953), avant de rejoindre le maquis en Wilaya III, au lendemain du Congrès de la Soummam. Affecté au PC, il assumera plusieurs fonctions et responsabilités au sein de l'ALN, puis il sera promu officier par le colonel Mohand Ouel Hadj. Il restera au maquis jusqu'à l'indépendance en 1962. Démobilisé en août de la même année, il occupera différentes fonctions au service de l'Etat. Djoudi Attoumi est licencié en droit et est diplômé de l'Ecole nationale de la santé publique de Rennes (France). (biographie express extraite du livre cité)