Le scénario qui se met en place contre le régime syrien, à la suite du rapport de la commission d'enquête de l'Onu sur l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais Rafik Hariri, rappelle par nombre de ses aspects le cheminement emprunté par la gestion du dossier irakien. A la seule différence que pour la Syrie, l'Onu a établi un dossier d'accusation sans autre précision sur les niveaux de responsabilité à l'intérieur de l'establishment syrien. Dans le dossier irakien en revanche, l'inspecteur en armement onusien Hans Blix n'a pas trouvé les preuves de l'existence de traces d'armes de destruction massive. Là s'arrêtent les points de divergence dans le traitement des deux dossiers. Et rien ne dit que même si le magistrat allemand qui a dirigé la commission d'enquête de l'ONU avait abouti à des conclusions moins compromettantes pour le régime syrien, l'avis de la commission aurait suffi pour stopper le rouleau-compresseur qui s'est mis en branle avant même l'annonce des conclusions de l'enquête onusienne. Ce n'est pas parce que le système syrien est un modèle en matière de négation des libertés et des droits de l'homme qu'il n'a pas droit à la présomption d'innocence. Le président de la commission d'enquête Detlev Mehlis a d'ailleurs remis hier les pendules à l'heure en évoquant cette question de la présomption d'innocence pour signifier qu'il faut se garder d'aller trop vite en besogne dans cette affaire en désignant des coupables sans preuves. La complexité du dossier a fait qu'il s'est gardé dans son rapport de citer des noms de suspects ou de coupables directs ou indirects parmi les auteurs et les commanditaires de l'assassinat. La fuite (organisée ?) impliquant le frère du président syrien par le truchement de la diffusion, parallèlement à la version officielle d'une copie à usage restreint, rendue publique par méprise affirme-t-on par les services techniques onusiens, a valu une mise au point en règle du président de la commission d'enquête de l'Onu. Le magistrat a révélé qu'il s'était abstenu de citer des noms dans son rapport remis au secrétaire général de l'Onu par souci, précisément, du respect du principe sacro-saint en droit de la présomption d'innocence. A présent que la machine à broyer la Syrie a été mise en marche, rien ne pourra l'arrêter. Pour peu que la culpabilité des autorités syriennes soit dûment établie, les démocrates arabes seront les premiers à appeler à des représailles contre le régime de Damas et à souhaiter que cet épisode soit le prélude de la fin du système autocratique et répressif en place. Pour l'heure, on n'en est pas encore là. Le rapport onusien ne fait qu'ouvrir des pistes, un peu comme un médecin généraliste qui explore son patient à la recherche d'une pathologie avant d'établir son diagnostic. Le rapport a mis en cause les services de sécurité syriens en s'appuyant sur l'infiltration de ces services dans les institutions libanaises. Jusqu'au départ des troupes syriennes du Liban, rien ne pouvait en effet se faire sans l'aval des services de sécurité et de renseignements syriens qui étaient l'œil et l'oreille du pouvoir syrien et du gouvernement libanais. Il apparaissait donc normal et une question de simple bon sens que ces services soient désignés du doigt en tant que suspects potentiels. Car il est difficile d'imaginer qu'une opération de cette envergure ait été préparée et exécutée sans que les services de renseignements syriens et leurs auxiliaires libanais ne se soient doutés de rien. La suite de l'enquête, si toutefois elle n'est pas récupérée politiquement par des forces qui cherchent à en découdre avec le régime syrien pour faire sauter le dernier verrou au Proche-Orient, qui contrarie les desseins d'Israël nous éclairera peut-être un peu plus sur la responsabilité de ces services et des autres parties ayant joué un rôle dans l'assassinat de Hariri. Contrairement à son défunt père Hafed Al Assad, qui avait un contrôle sans partage sur les institutions du pays, à leur tête l'armée et les services de renseignements qui lui furent d'une loyauté à toute épreuve, le tout jeune président Bachar Al Assad, qui a accédé au pouvoir à l'âge de 35 ans, n'avait ni la poigne ni le charisme de son père pour affirmer son autorité. Surtout face à la caste des militaires et aux redoutables services de renseignements qui ne pouvaient pas ne pas être tentés de négocier des parcelles de pouvoir qu'ils n'ont pu arracher avec « le vieux renard », le père Al Assad, qui a survécu à tous les complots qui pouvaient se tramer contre lui avant que la maladie ne l'emportât. Toute la question est alors de savoir, en partant donc de ces nouvelles réalités du pouvoir post-Hafad Al Assad en Syrie, si le président syrien n'a pas été « trahi » par ses services qui auraient agi pour des objectifs auxquels il n'aurait pas donné son assentiment. Harcelée comme elle ne l'a jamais été auparavant, même au plus fort de la guerre israélo-arabe, avec notamment les menaces américaines qui ont décrété la Syrie comme un pays faisant partie de l'« axe du mal », le président Bachar Al Assad est loin d'ignorer que les Américains et la communauté internationale, y compris les capitales arabes, ne fermeront pas les yeux devant un fait aussi grave. S'il a réellement une responsabilité dans l'assassinat de Hariri - ce que l'enquête préliminaire n'a pas encore établi -, on est alors en face de deux hypothèses. Soit il manque de clairvoyance politique pour ne pas mesurer la gravité d'un tel acte pour lui, son régime et son peuple, soit il a perdu ses facultés mentales. Bachar Al Assad étant le fruit de son père, il n'est pas étonnant, autre hypothèse que l'enquête seule pourra confirmer ou infirmer, qu'il aurait donné sa caution à l'assassinat de Hariri, fort de ses convictions forgées à l'ombre de la culture de l'idéologie du complot et des exécutions des ennemis du régime portée par son père.