Rançon de la révolte ou misère sociale grandissante, le climat d'insécurité régnant en Kabylie ces dernières années suscite inquiétude et désarroi chez la population. Un drame à huis clos couvert par le fracas de la vie politique, trépidante dans la région. Sans la moindre couverture sécuritaire, des daïras entières sont livrées aux menées des groupuscules de délinquants engagés dans le banditisme et la criminalité en tous genres. Anarchie et insécurité sont des mots qui se sont installés durablement dans le jargon local. Le constat alarmant de la détérioration du climat général pose la question du dispositif sécuritaire et de son efficacité. En mars 2002, un an après les événements du printemps noir, une douzaine de brigades de gendarmerie ont été délocalisées, autrement dit supprimées. Une mesure présidentielle engrangée par le mouvement citoyen comme un acquis arraché de haute lutte. Il était prévu que la présence de l'Etat et la continuité de la mission de préservation de la sécurité publique ne seraient pas remises en cause. La non-application dans certains cas du transfert d'autorité est l'une des explications avancées à propos de la recrudescence de la criminalité dans la région. Le transfert des structures de gendarmerie délocalisées aux services de la police nationale n'a pas été effectué dans certaines localités. Là où cela s'est réalisé, la police n'effectue pas les opérations de surveillance ou de recherche en dehors des centres urbains, alors que la région présente une configuration rurale à 80%. Résultat, de nombreux chemins communaux, loin des agglomérations où prospère la petite maffia, sont devenus de véritables coupe-gorge et il est aussi fréquent de se faire détrousser près d'un paisible village que dans les quartiers interlopes du chef-lieu de wilaya. Cinq daïras de la wilaya de Tizi Ouzou (Ouacifs, Maâtkas, Ouaguenoun, Makouda, Aït Yenni), soit une sur quatre, ne disposent pas de sûreté de daïra. Des choix de terrain sont parfois faits, les structures affectées, mais les hommes en tenue n'arrivent pas. Des déclarations officielles faites à l'occasion de récentes inaugurations de sûretés urbaines indiquent qu'il s'agit d'un plan national de redéploiement et du renforcement des structures de police, intégrant celles prévues en Kabylie. L'effort d'implantation de nouvelles sûretés est donc global et n'est pas spécifique à la région, en dépit du fait que les événements de 2001 ont induit de graves dysfonctionnements dans la gestion de la sécurité. La daïra de Ouaguenoun, à titre d'exemple, ne dispose actuellement d'aucun corps de sécurité. Pour déposer une plainte, il faut aller dans les daïras limitrophes. Seulement un acte délictuel sur trois est signalé aux autorités. Peur des représailles ou manque de confiance en les services de sécurité, les victimes d'agression ne se dépêchent pas pour alerter les autorités concernées. A la police judiciaire, on réfute l'avis selon lequel les services en charge de la sécurité ne mènent pas de front la lutte contre la criminalité. « Ce n'est pas la police qui ne fait pas son travail, mais ce sont les actes criminels qui ont explosé alors que nos effectifs n'ont pas évolué significativement », rétorque-t-on. Crime crapuleux, altercations meurtrières dans et aux alentours des débits de boissons et vols de voitures meublent les statistiques des services de police. Le trafic de drogue et la prostitution, en relation avec le commerce de l'alcool, évoluent dangereusement, avec l'impression que rien n'est fait pour en limiter les dégâts. L'été dernier, la population de Ouacifs a été consternée après l'assassinat d'un vieil homme de 70 ans dans son propre champ, par des inconnus qui se sont emparés du portefeuille de la malheureuse victime. Celle-ci était pensionnaire de France et ignorait que ses subsides allaient la mener à la mort et non lui assurer une retraite tranquille. Cette daïra de 24 000 habitants reste sans services de police et le tribunal, remis à neuf des dégâts subis pendant les événements du printemps noir, n'a pas été rouvert. Il ne le sera qu'après l'arrivée des services de sécurité. Un établissement scolaire en préfabriqué a été affecté à la DGSN pour qu'elle installe ses troupes. La population attend toujours. Il n'y a ni policiers pour mener les recherches ni magistrat pour inculper, et cela ne servirait pas à grand-chose lorsque l'on est mort. Quelques semaines avant l'équipée impitoyable contre le vieillard des Ouacifs, c'est une enseignante habitant la Nouvelle-Ville de Tizi Ouzou qui a été assassinée dans son appartement lors d'un cambriolage commis en plein jour. Dans un champ ou dans un immeuble, les cris des victimes n'ameutent personne et les agresseurs quittent le lieu du crime et réintègrent la société comme n'importe quel citoyen vacant à ses occupations. Dans certaines situations, quand les citoyens sont touchés collectivement par un fait criminel, la réaction est fulgurante. Les habitants du quartier Tirsatine, près d'Azazga, se sont fait justice eux-mêmes il y a près de deux mois, en incendiant un bar qui accablait le voisinage de scènes de prostitution et d'algarades quotidiennes. Il n'y aurait pas de poursuites ni contre les uns ni contre les autres, mais le sordide commerce, carbonisé, n'est pas près de rouvrir. La palme de la criminalité revient aux voleurs de voitures. Les réseaux sont tentaculaires (repris de justice, revendeurs de voitures ou de pièces détachées, fonctionnaires). N'importe quel délinquant est tenté ces derniers temps de se métamorphoser en braqueurs d'automobilistes. Un couteau ou un pulvérisateur de gaz lacrymogène suffisent pour s'emparer d'une voiture, en laissant son propriétaire planté au bord de la chaussée. Dans la région sud de la wilaya de Tizi Ouzou, où se trouve une importante casse de voitures, près de Oued Ksari, l'on enregistre chaque semaine un vol ou une tentative de vol de véhicule. Axe routier non sécurisé (Tizi Ouzou - Draâ El Mizan) et proximité d'un marché où s'écoulent les pièces détachées d'occasion, la localité est devenue un chancre où il n'est pas sûr d'y aller sans accompagnateurs déterminés. « Un homme est à peine descendu de sa Saxo que deux individus l'agressent et démarrent en trombe », témoigne-t-on. Un acte commis devant des dizaines de personnes venues s'approvisionner dans ce marché à ciel ouvert de pièces usagées, où atterrissent également des cartes grises de voitures réformées, des documents pouvant servir précisément à remettre en circulation les véhicules volés. Le vide laissé par les groupes islamistes, considérablement réduits ces dernières années, n'est pas resté vacant. Des gangs se sont formés et ont reconduit la même technique du faux barrage pour racketter les automobilistes ainsi que les descentes dans les bars pour rançonner les patrons et les consommateurs. Il y a deux mois, à Boghni, c'est lors d'un contrôle de routine à un barrage de police que des armes blanches et des cagoules ont été découvertes dans la malle d'une voiture. Le parfait attirail des groupes spécialisés dans les agressions sur la route. Quatre personnes ont été mises sous mandat de dépôt mais la RN 25, menant à Draâ El Mizan, ou le CW 128 (Boghni), ne sont pas pour autant devenus des routes sûres. Sur le front des hold-up, il est enregistré une accalmie depuis quelques mois. Mais personne, autorité ou simple citoyen, ne se fait d'illusion quant à la disparition des groupes spécialisés dans le grand banditisme. Ils ont opéré avec une telle facilité que la menace plane toujours sur les établissements financiers. Des bureaux de poste sont réduits actuellement, comme à Fréha, à servir les citoyens à travers un guichet donnant sur la rue. La porte est verrouillée et la fenêtre aménagée en réception. « La Kabylie est devenue le terrain idéal pour les gangsters. Ils prennent n'importe quelle direction dans leur fuite sans prendre trop de risques », lâche-t-on dans la région. Une vingtaine d'agences bancaires, postales, ou de convois de fonds ont été attaqués, dynamités, vidés, avec parfois morts d'homme, sans qu'aucune recherche aboutisse. La police range ces affaires dans le chapitre du terrorisme. Inutile de demander l'issue des enquêtes. Les armes de guerre et les explosifs utilisés dans ces attaques spectaculaires proviendraient des maquis, ce qui constitue une sorte de frein à tout travail de recherche. Piste sans issue ou amnistie de fait ?