Les soirées qu'organise Nadi El Hillal Ethakafi à l'occasion de chaque mois sacré viennent d'amorcer un virage salvateur. En effet, les séances bi-hebdomadaires étaient jusque-là l'apanage de chanteurs du cru, dont certains ne se produisaient plus en public depuis au moins deux décennies. Leur retour sur scène, accompagné d'un orchestre prestigieux formé des meilleurs instrumentistes de la cité, devant un public trié sur le volet, leur assurait un succès certain. Mais à l'occasion de cette dernière édition, consacrée comme le veut la tradition aux chants panégyriques et aux textes mystiques, les responsables de l'association auront vu grand en invitant deux ténors du chaâbi algérois. Et non des moindres, puisqu'il s'agit de deux chanteurs qui ont en partage l'héritage « ankaoui ». Un redoutable exploit lorsque l'on sait que de son vivant, le maître du chaâbi comptait non seulement de nombreux amis, mais il pouvait se targuer d'avoir un nombreux public constitué essentiellement de connaisseurs et d'admirateurs. C'est pourquoi, en invitant Kamel Farajallah et Abdelhadi El Anka, Benatia Hadj Mekki, le président du Nadi savait certainement que la petite salle de l'association ne pourrait contenir le flot des inconditionnels. Et il en fut ainsi. Parce que plus jeune que Kamel Farajallah, c'est El Hadi El Anka qui entamera la soirée par une touchia anthologique. Dès les premières notes arrachées avec adresse à un mandole qui en a vu d'autres, le public en sera tétanisé. Sevré des soirées authentiquement « ankaoui », avec les langoureux « istikhbar » qui sont un véritable label, les mélomanes seront sous le charme deux heures durant. Très à l'aise avec un orchestre de premier choix où l'on notait la présence de pas moins de huit musiciens - dont deux violonistes et un flûtiste -, le fils du maître déclinera un programme dans le pur style du père. Des insirafat à profusion qui seront ponctuées par des textes anthologiques. En effet, après Ya Badie El Housni, Ahbab Kalbi et Khoud Rouhy Menni, Abdelhadi enchaînera avec El Haoua Kad Malalk Fouadi de B'na M'saieb pour conclure avec Hajjou Bel Fikr Chouaki du même auteur. Après une première pause durant laquelle les organisateurs remettront des cadeaux aux nombreux chanteurs ayant animé les soirées du Nadi, le chanteur entonnera deux longs poèmes - Koul Nour Men Nour El Hachemi de M'barek Soussi et Ya Rab El Ibade de Benali Ould R'zine - qu'il entrecoupera de l'inespéré Ya Dif Allah que le public mostaganémois ne cesse de réclamer à Maâzouz Bouadjadj à chacune de ses apparitions. Maniant avec dextérité le vieux mandole hérité de son père, Abdelhadi charmera la très nombreuse assistance grâce à sa maestria, mais également grâce à une insondable capacité de mémorisation. Qualité très rare chez les nouveaux chanteurs, dont certains ne peuvent assurer un récital sans déballer leurs gros cahiers d'écolier. Un colloque à la mémoire du Maître Le chaâbi étant par essence un chant où l'improvisation et les enchaînements donnent au genre un charme inégalé, une mémoire défaillante incite le chanteur à rechercher des subtiles et parfois déconcertantes digressions qui sont un véritable régal pour toute ouïe attentionnée. Un exercice très complexe que seul un artiste aguerri peut accomplir sans fioritures. Des prouesses qui donnent à l'interprète une assurance et une grâce sans lesquelles le chaâbi ne serait pas aussi proche de l'andalous. Créant ainsi une complicité entre le public et l'artiste. Un état de grâce que Kamel Farajallah atteindra dès l'entame de son tour de chant. Après un court prélude instrumental, le chanteur qui est considéré par les puristes comme l'un des meilleurs élèves de l'école d'El Anka, allait véritablement scotcher son auditoire en interprétant le très difficile Lalla Fatima du Marocain Mohamed En Nedjar - que même Hadj Mhamed n'en interprétera, en de très rares occasions, que quelques extraits - dans son intégralité. C'est dire combien l'ovation du précieux public était justifiée ! Dans les coulisses, il se disait que cette première soirée dédiée totalement à la mémoire du maître du chaâbi était attendue par le public mostaganémois. Ici, ses nombreux admirateurs se recrutent également chez les chanteurs. En effet, on aura remarqué parmi l'assistance la présence des chanteurs Maâmar Bénachir, Ahmed Zeguiche, Hamou Beldjillali, Benhaddouche Mansour et Abdelkader Ziane. L'idée de rendre un grand hommage au maître disparu voilà 26 ans est en train de faire son chemin. La venue de son propre fils et de l'un de ses plus fidèle disciples devrait rapidement se traduire par l'élaboration d'un programme pour cette manifestation qui verra également la participation d'universitaires, appelés à disséquer le phénomène El Anka sur les aspects non seulement musicaux, mais également sociaux-culturels. De belles joutes en perspectives pour les universitaires et un autre challenge pour la sympathique équipe du Nadi El Hillal.