Au moment où apparaît le quotidien El Watan dans le paysage journalistique algérien en 1990, la situation a changé, liée à la crise du système du parti unique, en octobre 1988. Dès lors, des approches nouvelles, diversifiées, devenaient possibles, confortées par les retrouvailles avec des acteurs longtemps relégués dans l'ombre, et qui ont commencé à revenir sur le- devant de la scène. Ce moment de naissance du journal est fondamental. Dans le registre de l'écriture de l'histoire, je me souviens, par exemple, de la une d'El Watan dans les mois qui ont suivi son lancement : «Faut-il réhabiliter Messali Hadj ?» Au même moment, de l'autre côté de la Méditerranée, la France s'est trouvée dans l'obligation de regarder son histoire coloniale, d'abandonner les arguments de confort qui avaient permis de justifier le silence sur ce qui s'était passé réellement pendant la guerre d'indépendance. Cette étape nouvelle va se prolonger, entrer en résonance avec le drame que l'Algérie a traversé dans les années 1990. Avec ses victimes innombrables, cette tragédie obligera les Algériens à s'interroger sur la généalogie de la violence. Et cette interrogation ne sera pas sans effet sur la mémoire française, conduite à sortir de sa torpeur et à s'interroger sur d'anciennes violences, sur sa part de responsabilité dans la violence algérienne par l'irruption ancienne du projet colonial. Vingt ans après, le processus très complexe de retour vers l'histoire, en Algérie, qui passe toujours par la médiation du politique, marque la période récente. Parmi les signaux émis, il est significatif de lire dans la presse, et particulièrement dans El Watan, sous un angle historien et critique, la question de la présence des femmes dans les maquis (présence qui constitue une transgression par rapport au mode de vie algérien), la guerre cruelle entre les partisans de Messali Hadj (le MNA) et ceux du FLN, ou les débats autour de personnalités comme Amirouche… L'enjeu désormais est toujours, vingt ans après, de savoir si cette partie de mémoire, à revisiter de manière critique, peut être intégrée dans les ouvrages d'histoire, enseignés dans les écoles algériennes. L'écriture de l'histoire, qui visait à légitimer les pouvoirs établis en Algérie, a désormais historiquement atteint ses limites. Depuis quelque temps déjà, à l'intérieur même des institutions, dans les universités algériennes, les travaux de recherches ont brisé cet encerclement du champ historique. La publication d'ouvrages d'historiens en Algérie, longtemps interdits, ou la tenue de colloques, sur les massacres du 20 août 1955 ou de mai 1945, mais aussi sur les grandes figures du nationalisme algérien, comme Ferhat Abbas, participent de ce processus d'une nouvelle écriture de l'histoire. Je me souviens particulièrement du moment d'émergence d'El Watan, pour une autre raison. A partir de 1990, mon passage à un autre type de travail d'historien s'opère avec plusieurs ouvrages comme La gangrène et l'oubli, la mémoire de la guerre d'Algérie, en 1991, ou Les imaginaires de guerre en 1997 ou comment la mémoire par les images fabrique un stock de souvenirs liés à la guerre du Viêt-Nam et à la guerre d'Algérie, à travers la fiction, le cinéma. Ces deux ouvrages, depuis, ont été publiés en Algérie (avec une préface d'Hassan Rémaoun). Cette année 1990, j'ai également achevé ma thèse d'Etat en lettres et sciences humaines, sous la direction de Charles Robert Ageron, portant sur L'histoire politique de l'immigration en France. Commencée en 1986, elle sera soutenue à l'université de Créteil en février 1991. Et dans cette année très particulière, je me «lance» aussi dans la réalisation de films, de documentaires, comme Les années algériennes qui sera diffusé en 1991. Je voulais faire l'histoire de façon différente, à partir de la mémoire et des images, être plus que jamais un historien sortant des sentiers battus de la seule source écrite. Sans cette mémoire vivante et visuelle des années de la guerre d'indépendance algérienne, les « événements» que nous vivions, en France comme en Algérie, restaient indéchiffrables. Et, par conséquent, sans remède. Comment, dans ces conditions, vingt ans après, poursuivre ce travail ? Un journal comme El Watan, en donnant régulièrement la parole aux chercheurs et aux historiens de cette période joue un grand rôle, de premier plan.