Selon Clement Moore Henry, les étudiants membres de l'Ugema avaient anticipé les désaccords de 1962 entre acteurs de la guerre de Libération nationale. Le politologue américain Clement Moore Henry a animé hier au quinzième Salon international du livre d'Alger (SILA), qui s'achève aujourd'hui à l'esplanade du complexe sportif Mohamed Boudiaf, une conférence sur les acteurs de l'Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema). Ce professeur de sciences politiques à l'université du Texas vient de publier aux éditions Casbah un volumineux ouvrage de 642 pages, Ugema, témoignages. L'auteur a réalisé 28 interviews avec les anciens membres de cette union, certains étaient ses camarades lorsqu'il était étudiant à Paris en 1957. Il s'agit, entre autres, de Ahmed Taleb Ibrahimi, Rédha Malek, Belaïd Abdesselam, Belkacem Chérif, Messaoud Aït-Chaâlal, Lakhdar Brahimi, Lamine Khène, Mahfoud Aoufi, Mouloud Belouane, Zahit Ihadaden, Mustapha Negadi, Fatima Ould Rouis, Abdelhamid Mahi Bahi et Sid Ahmed Ghozali. Lors d'un congrès des étudiants d'Afrique noire en France, Clement Moore Henry, qui était représentant de l'Association des étudiants américains à Paris, a fait une intervention pour dénoncer «les conséquences ignobles du colonialisme français pour les droits des étudiants algériens». «Les Français n'ont pas apprécié cette déclaration. Trois semaines après, la police est venue chez moi pour m'annoncer mon expulsion du pays. C'était en janvier 1958. Cela m'a fait changer de carrière, au lieu d'avocat je suis aujourd'hui politologue, c'est un peu grâce à l'Ugema», nous a-t-il expliqué lors d'une rencontre avant la conférence. En 1960, et grâce à une bourse de la Fondation Ford, Clement Moore Henry était allé faire des recherches sur le régime du parti unique en Tunisie. Depuis, il n'a pas cessé de s'intéresser au Maghreb. «Quand, j'avais terminé, c'était au moment de l'indépendance de l'Algérie. Hafid Keramane, représentant du GPRA à Tunis, m'a fait établir un laisser- passer et j'ai pu entrer en Algérie. Là, j'ai constaté les rivalités entre les Wilayas mais tout le monde reconnaissait le laisser- passer du GPRA», nous a-t-il raconté. En août 1962, Clement Moore Henry s'était trouvé à Alger, une ville qui manifestait après la proclamation de l'indépendance. Il était accompagné d'Akbbar Ahmed, militant pakistanais pro-vietnamien. «Quand nous sommes passés par Constantine, nous avons trouvé Mohamed Cherif Messaâdia seul au quartier général du FLN. C'était probablement la conséquence du coup de Constantine du 25 juillet 1962», s'est-il souvenu. Dans la nuit du 24 juillet 1962, les troupes armées de la Wilaya I (Aurès) ont occupé Constantine après de graves différends avec la Wilaya II (Nord constantinois). L'universitaire américain est venu plusieurs fois en Algérie entre 2005 et 2009 pour recueillir les témoignages des anciens membres de l'Ugema et revenir sur leurs parcours. «Je voulais évoquer aussi l'évolution de l'Algérie dans les yeux de ces personnes. Les étudiants membres de l'Ugema avaient anticipé l'été de la discorde de 1962. Ils étaient déjà tiraillés. Il y a plusieurs versions sur la période 1955 et 1961. Les entretiens que j'ai réalisés s'entrecroisent sur ces questions», a indiqué l'auteur. Il a relevé que les avis divergent sur l'autonomie de l'Ugema (créée à Paris en juillet 1955) par rapport au FLN. «Il y a toute une histoire sur les rapports entre l'UGEMA et la Fédération de France. Là aussi, il y a eu des divergences notamment en 1958. Des étudiants avaient été accusés de désertion», a-t-il noté soulignant avoir discuté de la question avec l'historien Mohamed Harbi. En juillet 1958, l'Ugema avait été dissoute par les autorités françaises sous prétexte de liens avec le FLN. Selon lui, Mohamed Mokrane, un des membres fondateurs de l'Ugema, et qui est établi à Lausanne actuellement, prépare un ouvrage sur l'histoire de cette union. Ancien responsable à l'Organisation internationale du travail (OIT), Mohamed Mokrane a confié à Clement Moore Henry que la Fédération de France devait s'occuper de la formation politique des étudiants et créer des sections au sein de l'Ugema en France et à l'extérieur. « L'Ugema devait servir pour les apparences internationales. C'était donc une division du travail. Il reste que la Fédération de France ne pouvait pas contrôler tous les étudiants algériens à l'étranger», a-t-il observé. Les changements au sein du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) ont, d'après lui, créé des pressions sur l'Ugema. Des changements marqués par «l'élimination» de Ferhat Abbas et par l'arrivée de Benyoucef Benkhedda. «Ami de Benkhedda, Belaïd Abdesselam était en désaccord avec le bureau de l'Ugema à partir de 1960. Il était hostile à la tenue d'un congrès de l'union à Tunis. Belaïd a dit que Benkheda et Krim Belkacem ont fait appel à lui pour essayer de régler “le problème“ des étudiants. A ce moment là, tout le bureau exécutif de l'union a démissionné», a expliqué Clement Moore Henry. Belaïd Abdesselam avait confié, dans le livre de l'universitaire américain, qu'il avait pour mission de «prendre la tutelle de l'Ugema au nom du FLN». En septembre 1962, un congrès de l'Ugema qui a réuni les étudiants des frontières, de l'état-major, de la Fédération de France, a échoué en raison de profondes divergences. «En 1963, un autre congrès a signé la fin de l'Ugema. Elle a été remplacée par l'Union nationale des étudiants algériens», a-t-il précisé. Pour le sociologue Ali El Kenz, qui a préfacé le livre de Clement Moore Henry, l'Ugema a été un concentré, «dans le temps et dans l'espace», du rapport inégal entre le politique et le culturel, «entre l'Etat et la société civile». A noter enfin que Clement Moore Henry animera, cet après-midi à 15h à l'hôtel Mercure à Alger, une conférence sur «Les Etats arabes à l'épreuve de la globalisation» dans le cadre des Débats d'El Watan.